Stupeur, Zeruya Shalev (2e partie) (par Mona)
Stupeur, Zeruya Shalev, Gallimard, juin 2023, trad. hébreu, Laurence Sendrowicz, 364 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Zeruya Shalev Edition: Gallimard
II.
Une allégorie de la culpabilité
La malédiction qui hante le roman s’illustre par des allusions récurrentes au rite du bouc expiatoire, l’animal chargé des iniquités du peuple d’Israël poussé dans le vide du haut du mont Azazel le jour du Grand Pardon. Ce leitmotiv met l’accent sur le malheur des personnages, tous condamnés à battre leur coulpe : Rachel se revoit dans sa jeunesse avec Mano « tels les deux boucs propitiatoires », et compare sa chute dans un précipice à celle de l’animal sacrifié. Ses frères d’armes lui semblent avoir « servi de bouc émissaire, à l’instar du bouc chargé des péchés d’Israël qu’on envoyait du temple dans le désert le jour du Kippour ». Atara s’attribue la faute de l’enrôlement de son fils dans une brigade d’élite : « de tes propres mains, tu l’avais poussé du haut du précipice qui s’ouvrait au pied de l’antique ». La faute originelle, c’est celle de Mano qui s’est considéré l’assassin d’une jeune fille morte par hasard (« quel démon avait bien pu le saisir pour qu’il endosse une telle responsabilité ? »).
Il s’est senti contraint d’abandonner Rachel, et celle-ci, de nouveau, a cédé au démon de la culpabilité en donnant naissance à un bébé au « regard accusateur, comme si, dans son ventre, il avait avalé toute l’humiliation et l’amertume dont elle se nourrissait, comme si elle avait commis, par le seul fait de l’avoir mis au monde, une grave faute envers lui ». C’est « dans la douleur et la culpabilité » que Mano a prénommé sa propre fille Atara, malheureuse héritière d’une « culpabilité incandescente ». Le roman revêt la forme d’une allégorie de la culpabilité, une maudite culpabilité qui prive les êtres de la capacité d’aimer. Mais dans son ultime allusion au bouc émissaire (« ce n’est qu’un tirage au sort qui a déterminé lequel des deux sera chassé »), Rachel finit par écarter l’idée de faute et comprendre le rôle du hasard dans la destinée humaine (Destin, le titre original du roman a été conservé dans l’édition allemande).
Le drame de ne pas avoir appris à aimer pose la question dramatique : « Pourquoi prive-t-on les êtres chers d’amour, quel est ce syndrome ? Quelle pulsion pousse à se dévouer à une idée plus qu’à un être cher ? ». Mano, l’exalté, pourtant capable d’amour, a sacrifié sa fille « sur l’autel d’une exégèse sans concession », et Rachel au « cœur froid rigide et fanatique » s’est dévouée plus à une idée qu’à ses êtres chers, à tel point que son fils l’accuse : « tu nous a abreuvés de discours sur l’amour d’Israël, mais tes enfants, tu ne les as jamais aimés ». L’idéologie engendre la malédiction (« ils ont sacrifié pas juste leur vie mais celle de ceux qu’ils ont aimés »), et dévaste les êtres « ivres de certitudes, persuadés qu’ils sauraient diriger la roue de l’Histoire, totalement aveugles à leur propre aveuglement ». Une telle dénonciation prend des accents camusiens.
La rédemption finale
A contrario, l’écrivaine privilégie les liens intimes : Atara ne renonce jamais à demeurer la « maminelle », celle qui veille éternellement sur son fils, et Rachel, la « dure à cuire », finit par se laisser inonder d’une émouvante tendresse maternelle (« elle sent ses seins se gonfler de lait, son cœur de pitié et de nostalgie pour son petit Yaïr… et c’est vers lui qu’elle tend les bras »), une bénédiction dont même le paysage porte la trace : sur la cime des arbres, les pommes de pin se balancent telles « des mères qui essaient de bercer leurs bébés affolés ». L’écriture de l’intime, c’est aussi dire la mémoire du corps que Zeruya Shalev célèbre dans une langue très organique : « ils avaient couché ensemble, collés et transpirants, la peau moite et poisseuse comme s’ils venaient de sortir du ventre de leur mère… C’est lui qui était là, lui qui a vu la tête de leur bébé apparaître entre ses cuisses, couvert de son sang, tel un fruit mûr et sacré ». Mais « la force inépuisable de la maternité » se révèle aussi à la fois bénédiction et malédiction, douceur infinie et toute-puissance néfaste. Atara apprendra à y renoncer.
La rédemption finale arrive par le biais d’une autre légende juive, celle du cœur qui désirait ardemment atteindre la source au sommet de la montagne, mais mourait s’il s’en approchait. Atara songe souvent à cette histoire pour expliquer ses déceptions conjugales : « leur source se serait-elle tarie ? Lui revient en mémoire le récit sur la source et le cœur qui se languissent l’un de l’autre ». Ce n’est qu’une fois dévastée par la perte et le chagrin (« elle aussi a besoin d’une bénédiction ») qu’elle se remémore à nouveau ce conte rabbinique et s’interroge : « Qu’est-ce qui empêche le cœur de rejoindre la source ? ». Alors une découverte la frappe de stupeur : elle comprend que le cœur ne doit jamais rejoindre la source sous peine de mortelle fusion. La nécessité d’une sage distance s’impose à ses yeux comme une évidence : « avec sa fille qui se construit dans un pays lointain, avec son fils qui s’éloigne vers un univers dont elle n’a jamais fait partie et jamais ne fera partie ». Malgré le choix religieux de son fils qui la stupéfie, il ne lui reste plus qu’à lui souhaiter le meilleur dans la voie qu’il s’est seul choisie. Atara sait, à présent, que toutes les questions ne sauraient trouver de réponse (« elle n’aura pas de réponses à des questions qu’elle ne pouvait pas poser »). Seul importe d’accepter « cet enchaînement de circonstances (qui) n’éveille plus ni sa colère ni sa culpabilité, rien qu’une profonde stupeur ».
Un semblable éclat de conscience illumine Rachel, à son tour frappée de stupeur : « stupéfaite, elle remarque soudain un œil énorme qui la fixe du haut de la tour de garde abandonnée sur la colline des Fondateurs… Jamais elle n’a vu ainsi l’étroit quartier de lune… est-ce la lumière de la miséricorde ? Car en cet instant, elle la sent qui se propage dans tout son corps, la miséricorde, puis gagne le corps du monde entier… nous avons fait preuve de cruauté envers nos enfants aussi… Nous qui aspirions à de grandes choses et avons échoué sur l’essentiel ». Les deux femmes, libérées de la culpabilité et de la colère, laissent affleurer une « bienveillance tardive ».
Zeruya Shalev n’aime pas plus les leçons de morale que son personnage (Atara ne supporte pas « les sempiternelles leçons de morale de son père »). A distance du pathos et de tout jugement, sa prose introspective et dense laisse entendre un « petit rire ironique ». Son roman possède une vérité profonde et une réserve infinie de sens. La romancière préfère croire au triomphe d’Eros sur Thanatos (« verra-t-elle les premières jacinthes au milieu des cendres ? »). Les paroles d’espérance de Jérémie résonnent dans la voix de Rachel : « Que ta voix cesse de gémir et tes yeux de pleurer », Atara renaît à son propre désir (« l’unique pilier sur lequel se construit le monde »). La bénédiction adressée à son fils : « qu’il vive… et que jamais il ouvre volontairement la porte entre le pays des vivants et celui des morts » rappelle un interdit majeur : la frontière entre la vie et la mort doit toujours demeurer infranchissable, bel exemple de sagesse juive.
Mona
Lire la première partie de la critique
Zeruya Shalev, née en 1959 dans un kibboutz de Galilée, est une écrivaine israélienne majeure qui a fait des études bibliques à Jérusalem. Issue d’une famille de grands intellectuels, fille d’un critique littéraire renommé, cousine de l’écrivain Meir Shalev et nièce du poète Itshak Shalev. Grièvement blessée dans un attentat suicide en 2004, l’écrivaine poursuit son œuvre traduite en vingt-cinq langues. Ses romans comptent de nombreux best-sellers : Ce qui reste de nos vies reçoit le prix Femina étranger en 2014, et Douleur reçoit le prix Jan Michalski de littérature en 2019.
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