Souvenirs dormants, Patrick Modiano
Souvenirs dormants, octobre 2017, 112 pages, 14,50 €
Ecrivain(s): Patrick Modiano Edition: Gallimard
Quand on ouvre un roman de Patrick Modiano, nous avons souvent la sensation de feuilleter à chaque fois le même livre. À chaque fois, nous ressentons un sentiment de déjà vu. À chaque fois, nous repassons sur les mêmes trajets, nous redécouvrons certains personnages. Nous sillonnons les mêmes lieux habités par des souvenirs semblables.
Oui, c’est le même univers mais, à chaque fois, pourtant, l’auteur, en avançant au fil du temps, creuse plus profondément ses obsessions. « Parfois, dans mes rêves, et même à l’instant présent où j’écris, je sens dans ma main droite le poids de cette valise, comme une vieille blessure cicatrisée mais dont la douleur vous élance en hiver ou les jours de pluie ».
En déroulant les pages du nouveau roman de Patrick Modiano, Souvenirs dormants, le lecteur pourrait avoir le sentiment de contempler un homme d’un certain âge, enfoncé dans un confortable fauteuil de cuir, le regard fixé sur un grand écran blanc où serait projeté un film en noir et blanc qui ferait défiler sa vie et qu’il se repasserait en boucle, tard dans la nuit, pour, dans le déroulé des jours, transcrire toutes ses images sur une page blanche.
« Je n’avais pas l’impression que le temps avait passé. Au contraire, il s’était arrêté et notre première rencontre se répétait avec une variante… ». Et il poursuit : « …j’avais l’impression d’être un amnésique, cherchant désespérément à percer une couche de glace et d’oubli ».
Cette vision n’est pas si improbable puisqu’il écrit dans ce livre : « J’ai aussi la mémoire de détails de ma vie, de personnes que je me suis efforcé d’oublier. Je croyais y parvenir et sans que je m’y attende, après des dizaines d’années, ils remontent à la surface, comme des noyés, au détour d’une rue, à certaines heures de la journée ». Et il ajoute : « Paris est constellé de points névralgiques et des multiples formes qu’auraient pu prendre nos vies ».
Avec notre consentement, l’auteur nous prend par la main. Et nous le suivons sans hésiter. Avec lui, nous arpentons les rues dans un flottement perpétuel. Nous entrons avec lui dans des cafés, dans des appartements vides ou habités, peu importe. Il nous attire irrésistiblement dans les liens qu’il tisse, dans ses rencontres hasardeuses. Et, souvent nous divaguons, avec jubilation, à ses côtés. « J’éprouvais une très vive curiosité et une attirance particulière pour tout ce qui concernait les mystères de Paris ».
Tout en arpentant les rues de Paris, l’auteur remonte le temps et sillonne les allées de son passé. Il y a dans ce roman des rencontres et des disparitions. Il y a des peurs et des fuites mais des confrontations aussi. Comme dans d’autres romans de cet auteur, nous partirons à la rencontre de personnages louches. Nous avoisinerons la clandestinité, des fantômes se manifesteront, souvent liés à la période de la guerre, comme des blessures mal cicatrisées, comme des déchirures qui hantent le narrateur à jamais. Ils restent comme des inscriptions qui poinçonnent son existence. « Je tente de mettre de l’ordre dans mes souvenirs. Chacun d’eux est une pièce de puzzle, mais il en manque beaucoup, de sorte que la plupart restent isolés ».
Et nous progresserons, avec lui, dans cette opacité qui drape toujours les évènements. « …elle avait certainement tout oublié. Ou alors, elle voyait cela de loin… Et le paysage finissait par se perdre dans la brume ».
Ces personnages insolites s’apparentent à des ombres qui se dérobent à toute vérité comme à toute réalité. Ils errent comme des enfants perdus sans trop décrypter ce qui les guide si ce ne sont les aléas de son existence. « …j’étais habitué depuis l’enfance aux disparitions… ».
Ce roman est écrit à la première personne. Alors, le narrateur est-il l’auteur ? On ne le saura pas.
La démarche de Modiano se veut méthodique. La précision de sa mémoire réside dans les noms de lieux, de dates, dans l’architecture, dans la topographie. Il établit même des listes pour ne rien perdre et faire revenir à la vie des lieux, des noms, disparus. Pourtant, l’auteur se soucie peu de chronologie. Les souvenirs qu’ils évoquent sont dus au hasard des déambulations, au hasard des réminiscences, au hasard de la remontée du souvenir. Des rapprochements insolites s’ébauchent et s’effacent dans le même temps dans une conduite de fuite. « Je passais la plupart de mes journées dehors, dans les rues et dans les lieux publics, cafés, métro, chambres d’hôtel, salles de cinéma ».
Il n’y a pas de points de suspension dans le texte mais ils sont présents dans toutes les questions larvées qui restent en attente et dont le lecteur n’aura jamais la réponse. « J’éprouvais une méfiance naturelle pour toutes formes d’interrogatoire ».
Si l’on veut comprendre l’intention de Modiano, il suffit de lire ce qu’il énonce lui-même : « Si l’on m’avait demandé : “Et tout cela dans quel but ?” je crois que j’aurais répondu simplement : “Pour tenter de résoudre les mystères de Paris” ».
Et si nous voulons creuser encore plus profond, le narrateur ajoute une autre ambition : « Mille et mille sosies de vous-même s’engagent sur les mille chemins que vous n’avez pas pris aux carrefours de votre vie, et vous avez cru qu’il n’y en avait qu’un seul ».
Qu’est-ce qui fait que nous nous attachons si fidèlement à chaque nouveau roman de Modiano ? Qu’est-ce qui fait qu’à chaque nouvelle parution, un lectorat inconditionnel se précipite pour le lire, alors que d’avance nous savons que l’auteur nous laissera, comme à chaque fois, sur notre faim ?
Michèle Lesbre, passionnée elle aussi par l’œuvre de Patrick Modiano dans son roman Sur le sable, nous avertit pourtant : « Les fantômes ne meurent pas. Il y aura toujours de la lumière à leurs fenêtres ». Et elle ajoute : « …je me répétais que tout n’était que provisoire, qu’il fallait saisir les choses et les gens, ne rien laisser filer jamais ». « Certains lieux réels ou imaginaires, révèlent ce que vous ignoriez de vous jusque-là, ils sont en un point précis votre simple vérité ».
Et si le titre de ce dernier roman de Patrick Modiano, Souvenirs dormants, nous donnait la résolution de l’énigme. Qu’importe d’être averti s’il dit vrai ou s’il brode autour de sa flânerie. L’essentiel est que nous soyons mobilisés par son amour de Paris et de ses recoins cachés qu’il a un art consommé de nous rendre sensibles. Et nous embarquons avec lui dans les limbes de son imaginaire. Peut-être que si nous ne nous lassons pas de le lire c’est parce qu’il nous donne l’opportunité de revisiter nos propres errances, nos propres flâneries, nos propres blessures, nos propres fragilités, nos propres rêveries. Regarder de près nos boîtes noires ne nous pousserait-il pas alors irrésistiblement vers le désir impérieux de laisser trace ? Et si l’auteur était un formidable passeur du désir d’écrire ?
Pierrette Epsztein
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