Sauvegarde, Journal 2001-2003, Imre Kertész (par Olivier Verdun)
Sauvegarde, Journal 2001-2003, Imre Kertész, Actes Sud, 2012, trad. hongrois, Natalia Zaremba-Huzsvai, Charles Zaremba, 223 pages, 19,80 €
Ecrivain(s): Imre Kertész
« La vie est une erreur que même la mort ne répare pas » (Imre Kertész, Sauvegarde, p.82).
« Depuis notre naissance, nous sommes des prisonniers condamnés à mort ; moi, le destin me le rappelle sans cesse. Et comme je suis partisan des principes raisonnables, je ne peux en vouloir à personne pour cela. De ce point de vue, Job avait la partie facile, avec son Dieu amateur de paris » (ibid., p.87).
Pour ceux qui ne connaissent pas Imre Kertész, prix Nobel de littérature en 2002, il faut lire Sauvegarde, le journal que le grand écrivain hongrois a tenu de 2001 à 2003. On y découvrira un homme au soir de sa vie, diminué par la maladie de Parkinson qui restreint l’usage de sa main et qui le contraint à tenir son journal grâce à un ordinateur – un homme profondément lucide sur le monde et sur lui-même, taraudé par les « humiliations physiques de la vieillesse », arpentant les « antichambres grises de la mort », un homme d’une sincérité absolue, à l’ironie subtile et jamais cynique, qui n’hésite pas à déclarer, avec la verve qu’on lui connaît : « Je ne suis pas un humaniste, il me reste encore quelque sentiment humain ».
Profondément marqué par son expérience concentrationnaire, l’auteur confie que « ce n’est pas Auschwitz, la souffrance vécue, qui a fait de moi un écrivain, mais ma condition de bourreau dans une prison militaire. Cette situation m’a fait découvrir la flexibilité, ainsi que la honte de la victime ».
Sans concession aucune à son époque (« Nous vivons à l’époque de la culture d’Auschwitz »), Imre Kertész est impitoyable quand il s’agit de pointer le « retour d’une époque virile, d’un conformisme brutal, peut-être de la guerre. En tout cas, celui du fascisme (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) ». Des mots acérés qui font mouche, qui mettent le doigt où ça fait mal : « Ainsi, le monde occidental serait déjà par-delà le bien et le mal et ne songerait plus qu’à s’amuser ? Mais de quoi ? Et dans quel but ? Finalement, il n’y a rien de plus ennuyeux qu’une bonne distraction ».
Si le thème de la mort, de la déchéance, de la tentation du suicide, du caractère illusoire des relations humaines (« Le principe fondamental de la vie, c’est la méchanceté ») éclaire d’une sombre lumière ce journal de deux cent vingt-trois pages aux accents cioraniens dont on ne ressort pas indemne, on trouve aussi, sur ce chemin âpre et caillouteux, un éloge de la création (« Tant qu’il y a une œuvre, il y a un refuge »), de la musique, de l’automne à Berlin. Comme pour s’excuser, Imre Kertész se laisse même à confesser qu’il aime la vie : « Comment puis-je vivre tout court – Et pourtant en ce moment, je j’avoue, j’aime la vie. Cette confession ne recèle-t-elle pas un danger ? Est-il permis de faire un tel aveu ? ».
Au fil des pages, l’auteur ne cesse de revenir sur son prix Nobel qu’il regarde avec détachement (« si j’ai été déporté, ce n’était pas pour recevoir le prix Nobel, mais pour être tué ; tout ce qui m’est arrivé d’autre relève de l’anecdote. Que je n’aie pas eu le prix Nobel est aussi absurde que si je l’avais eu »). Il retrace également la genèse de son roman Liquidation et nous parle, à l’instar de Gustave Flaubert dans sa correspondance avec Louise Colet, de son travail littéraire quotidien, souvent harassant, ennuyeux, dégoûtant, difficilement conciliable avec la vie conjugale : « l’écriture me dégoûte, mes propres écrits me dégoûtent ».
De cette plongée dans le vide abyssal qui hante l’un des grands écrivains de ce siècle, on comprend que la littérature soit affaire de survie, de nécessité vitale, en butte à l’infracassable noyau de nuit, où « le soleil est comme un message de l’enfer ».
Olivier Verdun
Écrivain hongrois mondialement connu, Imre Kertész est né à Budapest en 1929. Déporté à l’âge de quinze ans à Auschwitz, transféré à Buchenwald et au camp de travail de Zeitz, rescapé de l’horreur concentrationnaire, il vit ensuite sous le régime stalinien jusqu’à l’effondrement de la Hongrie. Il reçoit le Prix Nobel de Littérature en 2002 « pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages, publiés en France par Actes Sud, dont Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1995), Le chercheur de traces (2003), Liquidation (2004), L’holocauste comme culture (2009), Journal de galère (2012). Être sans destin (1998) est sans conteste son œuvre maîtresse : dans la lignée de Franz Kafka, il y raconte l’histoire, la sienne, celle d’un individu « tombé soudain au beau milieu d’une pièce de théâtre insensée » où il ne connaît pas très bien son rôle – sa vie dans l’enfer des camps, son conditionnement à l’entreprise de déshumanisation, son retour à Budapest.
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