Rouge sang-dragon, Colette Prévost (2ème critique)
Rouge sang-dragon, avril 2017, 80 pages, 15 €
Ecrivain(s): Colette Prévost Edition: Les Vanneaux
Dire « le tremblé de la lumière / l’épaisseur vivante de l’espace », c’est ce à quoi s’emploie Colette Prévost.
Qui cite Henry Bouillier et son introduction à l’édition critique des Stèles de Victor Segalen, en ouverture de Rouge sang-dragon : « On voudrait pouvoir définir avec rigueur les rapports entre les combinaisons de volumes, de couleurs, de son, et l’ébranlement affectif qu’elles provoquent dans le cœur de celui qui les contemple et qui les entend ».
Et Colette Prévost d’ajouter : « Cet “ébranlement affectif” m’a frappée lorsque j’ai vu les tableaux de Max Mitau, plasticien bordelais, qui puise son œuvre à pleines mains dans les pigments purs. Ses tableaux m’ont forcée à l’arrêt debout, face à leurs faces comme l’exprimait Victor Segalen à propos de ses Stèles. Dans l’œuvre de Mitau la lumière traverse le minéral, coloré ou ténébreux, comme l’œil de la stèle de bois qui ornait certaines stèles percées d’un trou rond par où l’œil assuré du ciel lointain vient viser l’arrivant. Je me suis sentie transpercée, à nu. Mitau, forgeron ou alchimiste, je ne sais… le pigment sang-dragon, exsudat de l’arbre sang-dragon, l’étrange dragonnier de l’île de Socotra au large du Yémen, donne ce rouge puissant, alchimique, ou celui de l’atelier-forge… ».
Et dans un poème, elle poursuit : « Il piétine nuits sur nuits / calcinées / noir de fumée / noir d’ivoire / d’os / le sol à ses pas dispute le sang / ce rouge / sang-dragon / sang d’arbre / millénaire // Ses mains / ensemencent la matière / triturent l’indicible parole / en tous sens / la peau et la chair / enluminures / l’or et la lumière ».
Si les contraintes qu’elle se fixe pour l’écriture de ses poèmes comme pour son travail de plasticienne sont la « concision et [la] densité, [la] concentration et [la] condensation », elle confie plus généralement, dans un entretien mené par Jean-Paul Gavard-Perret : « Regarder, sentir, ressentir et écrire, je choisis la poésie – ce cadre – comme lieu d’inspiration, de respiration, de concentration, de vibration ».
Un poème comme Matière insaisissable en témoigne avec vigueur :
Miscellanées d’odeurs de senteurs
végétales minérales animales
de bois d’humus de mousses d’étangs
de poudres d’émanations d’huiles
d’un substrat volatil d’essences
de souvenirs
ça vient d’en haut d’en bas
de l’extérieur de l’intérieur
de la coupe du ciel renversé
d’une absorption de l’univers
de l’assomption de la lumière
d’un après-midi de grand soleil
des replis d’ombre
d’un grain de lumière sur un tesson
d’un effet d’incendie
d’un éboulis de pierres au coin ouest de l’atelier
d’un agglutinement de pollens sur une étoffe
de pigments rouges incrustés
de coulures de colle le long d’une étagère
d’une eau souillée dans un verre bleu
du sol en terre battue
des fourmis à la queue-leu-leu
des feuilles racornies au coin de la porte
des planches adossées au mur
de linges huileux dans une corbeille
des gants couverts de poudre noire
d’une fenêtre ouverte sur un voile de chantier
de la dépouille d’un oiseau mort sous la fenêtre
d’un bouquet de pivoines oublié
des chrysalides d’araignées aux poutres
aux filigranes recommencés
aux garde-mangers en lévitation
aux membranes vibratiles
Miscellanées d’odeurs de senteurs
tantôt lentes tantôt brusques
même piquantes
parfois lourdes et denses
ou aériennes ondulantes évanescentes
certaines flottantes mouvantes
d’autres compactes lourdes écrasantes
celles fluides peuvent être pleines et opaques
et les plus épaisses limpides et molles
Tout entre en relation
Tout entre en résonance
Tout entre en vibration
[…]
Si les écrivains et artistes dont Colette Prévost se sent le plus proche (dans le sens référent) sont Pessoa, Whitman, Camus, Duras, Sarraute, Philippe Claudel, Bachelard, Hopper, Dürer, Kiefer, Gaudi, Camille Claudel et Giacometti, il convient d’ajouter Ku Sang à la liste, tant leurs univers dialoguent, cheminent ensemble dans le cours solaire (pour qui sait voir) du temps :
AVEC LES FLEURS DE L’HERBE (poème traduit du coréen par Roger Leverrier et extrait de l’anthologieAujourd’hui l’éternité parue chez Orphée dans la collection La Différence)
Sur la véranda de l’appartement,
Dans un pot où était morte une orchidée,
Des herbes ont poussé d’elles-mêmes
Et ont épanoui la blanche farine de leurs fleurs.
Qu’un brin d’une herbe insignifiante
Remplisse ce moment dans l’éternité,
Qu’il remplisse cet espace dans l’infini
Et s’épanouisse en un bouquet de fleurs,
Plus j’y réfléchis,
C’est un mystère insondable.
En vérité, le fait que mon être, lui aussi,
Remplisse ce moment dans l’éternité,
Qu’il remplisse cet espace dans l’infini
Et se trouve devant ces fleurs de l’herbe,
Plus j’y réfléchis,
C’est un mystère insondable.
À force de penser à ces choses,
Dépassant ma propre existence,
Avec ces fleurs de l’herbe,
J’existe ici, maintenant,
Comme une expression de l’éternité et de l’infini,
Comme une parcelle de l’éternité et de l’infini,
Comme un acte d’amour de l’éternité et de l’infini.
Matthieu Gosztola
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