Rouge sang-dragon, Colette Prévost
Rouge sang-dragon, avril 2017, 76 pages, 15 €
Edition: Les Vanneaux
Le recueil de poèmes en prose de Victor Segalen, Stèles, et les tableaux du plasticien contemporain bordelais Max Mitau, constituent les moteurs d’écriture du recueil Rouge sang-dragon de Colette Prévost, qui vient de paraître en cet avril 2017 aux éditions des Vanneaux, dans la collection L’Ombellie. Prétextes à écriture de la même manière que Segalen « s’était servi de ce qu’il trouvait en Chine comme de matériau de construction, pour exprimer ce qu’il avait à dire. Le poète parle de moule dans lequel il a fondu son art », Pierre-Jean Rémy (http://www.steles.net/page).
Segalen explique dans son Avant-Propos de Stèles que celles-ci étaient sous les Han des montants destinés à faciliter la mise en terre des cercueils. Des commentaires y étaient inscrits en guise d’oraison funèbre. Les stèles devinrent par la suite des plaques de pierre montées sur un socle, dressées vers le ciel et portant inscription.
Leur orientation est significative : les stèles donnant au sud concernent l’Empire et le pouvoir, celles vers le nord parlent d’amitié, celles vers l’est d’amour, les stèles orientées vers l’ouest concernent les faits militaires, celles pointées vers le milieu sont celles du moi, du soi. Dans un rapport analogue, l’expression poétique des stèles est ici dans Rouge sang-dragon significative. L’orientation des tables verticales (stèles, toiles) s’établit par rapport à l’atelier de l’artiste-peintre (Stèle I, « L’atelier pan sud ouvert », l’Empire du plasticien), où « l’œil en fusion » circule, « au milieu » (Stèle III, « Au milieu de l’atelier », « L’œil en fusion »). Aussi, la poésie y trouve une parole interprète et médiatrice des « rapports entre les combinaisons de volumes, de couleurs, de sons (…) » (Henry Bouillier dans son introduction à l’édition critique des Stèles de V. Segalen), par le truchement des poèmes en prose du poète français breton et des tableaux de Max Mitau. Une synesthésie esthétique, indissociable d’une synesthésie des sens, répercute l’« ébranlement affectif », fulgurant et durable, qui cloua l’auteur de Rouge sang-dragon, Colette Prévost, « à l’arrêt debout » face aux faces des stèles – « tableau(x)carapace(s) ». L’ombre et la lumière se déploient, stèles de monolithes sombres à ciel ouvert, « atelier grotte » de « l’Homme obscur », ouvert. Au cœur du clair-obscur de la poésie, circule le rouge-sang pigmenté des paysages artériels, page blanche incrustée du noir des mots et du flux coloré des touches importées/apportées/rapportées.
Plantées le long des chemins, dressées dans la cour des temples (cf. Stèle VII, « Du tableau au temple » in Rouge sang-dragon), devant les tombeaux, les stèles s’adressent à ceux qui les rencontrent (qui s’y « heurtent »), au hasard de leurs pérégrinations. Les 7 stèles érigées dans Rouge sang-dragon – sur les pages blanches, dans le noir imaginé de leur terre et dans le champ vibratoire des couleurs et de la lumière traversant le minéral, « coloré ou ténébreux » des tableaux de Max Mitau – déplacent la stabilité de leur orientation significative. Situées dans leur position topique (géographique, points cardinaux de la rose des vents, interprétations métaphysiques) dans Stèles de Segalen, ces « table(s) de pierre, haut dressée(s), portant une inscription » (Segalen), déclinées dans Rouge sang-dragonexpriment les rapports (volumes, sons, couleurs) entretenus entre l’œuvre picturale (de Max Mitau) et la voix poétique (les poèmes en prose de Victor Segalen, ceux versifiés de Colette Prévost).
Nous déchiffrons entre les lignes les significations courant dans ces rapports. En annonçant dans son Prologue la contrainte qu’elle s’est imposée, Colette Prévost en énonce les clés d’écriture et d’accès via notre lecture :
« Contrainte : concision et densité, concentration et condensation.
Voilà l’exigence des stèles qui incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats… ».
En général interprété, étudié en tant que signe de l’écart, le langage poétique s’offre ici sous le signe de rapports, en cherchant à répercuter « l’ébranlement affectif » provoqué dans le cœur de celui qui contemple et entend : les stèles pour V. Segalen ; les tableaux du plasticien contemporain bordelais, Max Mitau, pour Colette Prévost ; les poèmes versifiés de Rouge sang-dragon pour nous lecteurs. Rapports entre des arts différents, au matériaux distincts, aux outils spécifiques ; rapports entre les sens et les perceptions / représentations qu’ils engendrent ; rapports entre les combinaisons de volumes, de couleurs, de son.
Quittons l’analyse pour évoquer l’émotion suscitée par Rouge sang-dragon.
« L’ébranlement affectif » a lieu par une poésie cosmique. Érigées noir sur blanc dans le carré noir aux arêtes blanches, dressées « au ventre du ciel », les 7 Stèles pierres monolithes du poème pariétal marquent l’entrée des différents lieux du recueil. « Le souffle devient signe / l’origine de la première écriture ».
Les tableaux de Max Mitau rejoignent en des noces rouge-dragon la transcendance scripturale des « pierres du tonnerre » dans une fulgurance du minéral et du « pinceau-fer graphiste » insufflant le pigment tel un « forgeron ou alchimiste » incrusterait dans l’âme du matériau le feu des éléments. Leur souffle émane d’une poésie-contrainte figurée par une géométrie au bord de l’espace, géométrie de la stèle ; par un cadre noir sur l’espace vierge et infini de la page, le Dehors offert à l’air libre, incrusté par les mots dans les fibres du poème. Le « tableau carapace à la pointe rougie / pinceau-fer graphiste rongé au feu / craquelures divinatoires en esquisses » du peintre forgeron-alchimiste (Max Mitau) rayonne en vibrations sonores de la stèle rouge sang-dragon.
L’arbre (le pigment sang-dragon utilisé par le peintre, exsudat de l’arbre sang-dragon, provient du dragonnier de l’île de Socotra au large du Yémen) donne à entendre ces « liens de terre au ventre du ciel / sèves-racines lézardées aux foudres / pénétrations d’éclairs dans le silence ».
Le poème ensemence les fibres de la page, peau et chair ; « l’indicible parole / en tous sens », comme les mains du peintre ensemencent la matière. Le « pacte rouge » signé entre « l’homme obscur » (le peintre Mitau), le poète et la Terre, dans le temps séculaire des stèles, rutile par une synesthésie des sens où la fièvre et le sang pigmentent la terre battue (« tableaux-Terre / artériels ») de souffle invisible, de la lumière, du pouls battant de « la vie à venir ».
Murielle Compère-Demarcy
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