Rien de trop, éloge du haïku, Antoine Arsan
Rien de trop, éloge du haïku, 2017, 11 €
Ecrivain(s): Antoine Arsan Edition: Gallimard
À la suite de l’indispensable Fourmis sans ombre, le livre du haïku, anthologie-promenade de Maurice Coyaud (Phébus, 1978), Antoine Arsan dirige notre regard vers le haïku, en essayant (il s’agit de tracer une voie directe) de gommer toute espèce d’intermédiaire qui serait, en définitive, futile bavardage, rappelant la façon qu’a cette forme poétique d’être accessible « à tous, sans initiation ni propédeutique ». Pour autant, si le haïku parle « au cœur sans intermédiaire obligé », si son essence « est profondément populaire », il atteint « dans l’expression une délicatesse, une élégance, un raffinement qui relèvent d’une forme inédite d’aristocratie ».
Mais un haïku, qu’est-ce exactement ?
« Forme poétique proprement japonaise, le haïku est la version ramassée en dix-sept syllabes d’un poème qui en comportait à l’origine trente et une – expression plus déliée que celle de la poésie officielle, longtemps inspirée du modèle chinois. Cette version courte s’est imposée à l’usage, tant par sa légèreté […] que par sa difficulté, beaucoup plus stimulante. […] [N]i élégiaque, ni lyrique, le haïku s’attache à saisir l’instant dans ce qu’il a d’insaisissable. Il se nourrit pour l’essentiel de la nature et du quotidien de la vie, dans une approche qui peut dissimuler une délicate subjectivité ».
Qu’en est-il – en résumé – de son histoire ?
« [Le haïku] a atteint des sommets à l’époque d’Edo, au XVIIe siècle avec Bashô, au XVIIIe avec Buson, rejoints plus tard dans l’éloge unanime par Issa, qui écrit vers la fin de la période – c’est le haïku classique. Puis d’autres maîtres sont venus, à partir de l’ère Meiji, renouveler le genre – Shiki, Sôseki, Kyoshi, Hôsai… Longtemps dominé par les hommes, à l’image que renvoie d’elle-même la société japonaise, le haïku y compte depuis la fin de la guerre de nombreux auteurs féminins. De nos jours, dépouillé de sa métrique originelle et du rythme obligé des saisons, dégagé de ses mânes bouddhistes, il est largement pratiqué au Japon et ailleurs, sous des formes souvent très libres et sur des thèmes contemporains », et conserve presque toujours son « effet de surprise ».
L’effet de surprise du haïku « tient dans le contraste entre sa forme ramassée, qui fait office de ressort, et sa longue détente intérieure ». Analysant subtilement cette longue détente intérieure, l’auteur, de ses pas minutieux, approche la façon qu’a le haïku d’être marqué à partir du XIIIe siècle par le bouddhisme zen, ignoré jusque-là du Japon :
« Né en Chine, école de pensée – ou de non-pensée –, le zen va trouver dans le haïku sa forme d’expression littéraire en aiguisant sa pointe. Recherche d’un cheminement, non d’une causalité, d’une voie plutôt que d’un aboutissement, indifférent à toute tentative d’explication du monde et de l’individu – donc sans rapport direct avec ce que nous appelons philosophie, au sens de connaissance par la raison ou de système de pensée –, le zen conduit à réaliser qu’au bout du compte il n’y a rien, et qu’il convient de simplement s’accommoder des choses : hors du champ de nos approches conceptuelles, l’harmonie naturelle du monde n’a que faire du sens qu’on voudrait lui donner. On attend du haïku qu’il saisisse l’instant, c’est-à-dire l’émergence fugace de cette forme d’éternité, dans une sorte de poésie native sans pesanteur et sans attaches – Yves Bonnefoy le caractérise comme une “épiphanie du Rien” ».
En témoigne – ce n’est qu’un exemple – ce haïku :
Dressée de toutes ses forces
dans la bouteille vide
cette rose
Hormis quelques facilités auxquelles cède l’auteur (formules enlevées et séduisantes dans une façon qu’elles ont de tutoyer le paradoxe mais qui ne tiennent pas, philosophiquement parlant : « […] non seulement le haïku ne veut rien dire, mais il veut ne rien dire » ; « […] Le haïku n’a pas de sens, c’est pourquoi il résiste si bien à l’explication »), hormis quelques approximations (non, « Sous / le pont Mirabeau / coule la Seine » ne peut pas être considéré comme un haïku, ces trois vers ne rejoignant en rien l’essence – fleuve sublime et dérisoire – de cette poésie), voilà une manière commode, et très belle, de découvrir, en peu de pages, à la lumineuse densité, cette « poésie native sans pesanteur et sans attaches » qu’est le haïku.
Si le haïku nous séduit autant, c’est probablement parce qu’il a, pour résumer, partie liée avec la beauté, extrême bien que – le plus souvent – passée sous silence, qu’il y a à être, à être vivant (criant pléonasme), ici et maintenant (continuité du pléonasme), face au « quotidien extrême », au « banal absolu, qui ne se cache ni ne s’exhibe, qui est simplement là », et qui peut se muer à tout instant, qui peut se muer en un instant « en parcelle d’éternité ».
Qui peut se muer en effraction.
Cet accomplissement du présent, cette acmé déchirante ont quelque chose à voir, c’est certain, avec le duende du flamenco, « qu’aucun Espagnol ne saurait définir, même si García Lorca a écrit là-dessus quelques pages ». Le duende correspond à « un accomplissement, à une vibration dans la voix et dans tout le corps exprimés de telle façon que rien d’autre ne peut vibrer ni s’exprimer autant et autrement à cet instant précis du canto andalou. La voix déchire d’un coup le chanteur et l’auditoire, les paroles comme la musique, le temps comme l’espace, elle devient brisure ».
La vie (même dans la pauvreté) : plus je la connais, plus je découvre en elle de nouvelles qualités aimables ; son esprit, son cœur, sa douceur et sa beauté forment une chaîne si forte et si charmante, que je mettrais tout mon bonheur à n’en sortir jamais.
Le haïku est là pour nous le rappeler. Comme nous le rappellent les poètes modulant un geste nécessaire.
Ainsi Giuseppe Conte avec L’Océan et l’Enfant (poème traduit par Jean-Baptiste Para) :
Nous demeurons des hommes, seulement
des hommes, et dehors pour réduire en cendres les
familles des fleurs, celles des arbres anciens comme les
frênes et les chênes, et des ailées, des
migrantes lunes d’eau. […]
Si nous étions devenus musique, transformés en arbres et
en mer, centaurées qui courent sur les murs,
frêles pavots de Californie, presque
sans tige, vasques emplies de lumière
ou, absurdement immobiles, flambants clairons
de la stramoine, eucalyptus aux feuilles
frappées par un soleil forgeron, roches
écharnées et abruptes, nous : si nous avions été
ivres de renaissance, sans plus de noms,
sans volonté, ivres de continuité, nous.
Les acanthes nous auraient dit : venez.
Ainsi Bruno de la Fortelle (« Dieu parle », d’après Deutéronome 8, in POESIEDirecte, « vivre », numéro 22, avril 2017) :
[…]
Je planterai un cèdre en un pays heureux.
Il donnera son ombre à un pré ruisselant
Des lumières de mai, loin des soleils brûlants,
Loin du vent coupant d’août, loin des midis terreux.
Je mettrai une source au creux de ses racines ;
Des corolles suivront son cours au long des prés,
Sous les rochers épars, et des galets nacrés
Brilleront sur ses bords comme des pierres fines.
[…]
Matthieu Gosztola
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