Retourner à la mer, Raphaël Haroche
Retourner à la mer, février 2017, 166 pages, 17,50 €
Ecrivain(s): Raphaël Haroche Edition: Gallimard
Sa terre à lui c’est la mer, et la mer pour lui c’est ça. Une voix, un ton, une lecture en images.
Plus d’un avant lui ont plongé dans l’abîme, du chanteur au peintre, de l’écrivain au parolier, l’artiste toujours qui te dirait qu’écrire ce n’est point affirmer ou confirmer mais déformer. Un auteur-compositeur qui écrit ses chansons comme des nouvelles. Des nouvelles en chansons.
Raphaël a retrouvé son tréma, révélé son nom de famille pour démarquer là l’exercice. Chaque voyelle ici se prononce. La musique dans les dialogues, le rythme et d’emblée le pied qui tape le sol. La première nouvelle te plaque au sol.
La débiteuse à bois et l’incinérateur des carcasses, le couperet, le coup, le couteau, les sucs, les graisses, le sang sur le sol de l’abattoir. Les odeurs. Les arbres coupés et les corps des bêtes menées à la mort. La chair dans la terre. Les hommes, les hommes bien sûr qui font leur métier en fermant leur âme, juste un peu, les hommes sont d’un autre pays, ça se passe dans un autre pays. Il faut que ce genre de choses se passe en dehors.
« Il roula doucement pour économiser un peu de pétrole, ému devant la beauté du paysage, il n’y avait aucun endroit aussi beau que ça en Pologne, il n’y avait rien en Pologne que de la terre gelée et des hommes aux cœurs noircis par la vie ».
Les abattoirs où les hommes sont en guerre, les territoires où les hommes et les bêtes sont peau à peau. Tu entres dans le corps du texte presque en douceur, de plein fouet, tu rentres dans l’image. Treize nouvelles crues et poétiques, treize contes, imaginaires, en prose, aucun n’est un conte de fée.
« Chez moi ils avaient des lance-flammes lorsqu’ils partaient nettoyer les villages, et un bidon de gasoil dans le dos pour les alimenter, j’ai vu tant de choses traverser le feu, tant de fumée s’élever au-dessus des palmes. Je regarde la foule et je vois des gens qui hurlent comme s’ils faisaient l’amour, les filles sont sur les épaules des garçons, ils sentent la bière tiède, le vomi et la sueur (…) ».
L’agent de sécurité, le sphinx, veille sur son ennemi. Il est l’homme tapi dans l’ombre, l’homme qui n’est pas d’ici et dont les valeurs sont autres. En périphérie. Des hommes qui aiment des femmes dont les ventres sont des cicatrices.
En périphérie, les gens s’aiment dans le noir.
« La banlieue défile derrière les vitres sales, des silhouettes fantomatiques, les rues sont couvertes de givre, on dirait une patinoire, la glace va sûrement craquer bientôt, tout va sûrement craquer bientôt ».
Prémonitoire et sensible. Tu loues la prévoyance de l’auteur, ses mélancolies, ses intimités contemporaines à toi livrées, ces histoires plurielles d’individus nomades qui ne s’ancrent plus tout à fait, que rien n’accroche plus à leur histoire. Et s’ils la connaissent, ils ne s’y identifient plus. La singularité de l’être est désormais ailleurs, hors de son passé, hors de son pays. Tu te souviens soudain du bel albatros dans tes lectures, figure de son temps, il se fige, il vole et au-dessus, il frôle les maux de la terre et les bûchers à venir. Diaphane, doucement évanescent, il est un signe des temps.
Le sang, le bois, le feu, l’eau.
Page 36, l’histoire du père et du fils. Le père dont la mère dit qu’il n’en est pas un, qu’il ne l’est plus, il ne l’a jamais été. L’enfant est de profil, assis à l’arrière de la voiture, l’est-il d’ailleurs, c’est un enfant qui parle peu, un profil découpé dans le décor et un décor qui roule. Et la voix de David Bowie dans la sono. L’hommage. La fumée de la cigarette dans l’habitacle, pas trop longtemps d’accord, l’alcool en vitesse, le liquide transparent caché dans la bouteille d’eau mais les enfants ne sont pas dupes, n’est-ce pas… Le père boit, boit trop, boit pour laver son mal.
Les chansons et les livres ont des échos similaires et des accents divinatoires.
L’accident est inévitable, le choc, les matières brisées, les os, les chairs, la vie prise dans l’étau. La voiture et l’eau noire. La faute. La cadence haletante. Les êtres se désincarnent.
« Respire petit cœur, respire ».
Toucher le fond pour se tenir debout. Et devenir père. L’histoire du dernier des pères. L’auteur compose. Tu vois des références, tu devines des clins d’œil, des couplets entiers, la vie derrière, des auteurs de nouvelles que tu as aimés toi aussi. Tu retiens.
Peu d’adverbes, une langue simple et même cinglante, quelques adjectifs et le talent de les conjuguer. Les adjectifs se conjuguent. Deux accords peuvent raconter toute une vie. Ça c’est vrai. A l’instar de « l’homme-éponge », Bowie, Raphaël Haroche prend, reforme, déforme. Les dialogues ont du corps, les personnages ont du cœur mais…
Tu te dis que tu devrais apprendre le solfège pour comprendre, entrer plus en profondeur dans la nature de la page. Sa violence anodine.
Elle, elle veut la rapporter chez elle cette nature, la sauvage et de préférence indomptable, la tenir fermement dans son petit sac de voyage, la ramener pour ses enfants, pour les siens, pour se donner bonne conscience. La Nature. Parce que c’est joli. Se camoufler derrière. Le tortionnaire, le barbare, le lâche. Attention petit cœur, les objets sont tranchants.
Une fois de plus l’auteur te met le nez dessus. La violence est anodine.
« Elle prépara le petit déjeuner, disposa bols et tasses, une belle table avec des branches de myrte et de romarin sur la nappe blanche, fit chauffer de l’eau, enleva son maquillage, brossa ses longs cheveux blonds puis se glissa dans les draps ».
Pourquoi faire chauffer de l’eau pour ne pas la boire ou l’utiliser, tu voudrais savoir, pourquoi certaines phrases sont des mystères. Tu n’as pas accès à toutes les pièces. Tant pis. Tu dois t’en contenter. Il est bon parfois de ne pas tout visiter d’une seule traite.
La mer, le noir, les animaux, le vent.
Le vent entre les pages.
« La houle était si violente qu’elle n’eut pas le temps de se glisser dans l’eau et fut en un instant emportée dans le liquide pourpre qui l’éloignait des rochers. Elle sentit son corps se mélanger aux algues, devenir léger comme dans les contes de son enfance, d’une légèreté qu’elle n’avait plus ressentie depuis des années ».
Disparaître sans le dire, partir sans l’avouer. Les adultes sont maladroits, les mots aussi parfois. Tu le sais. La Nature se fout des corps qu’elle place sous terre ou par étages. Les bureaux de tabac en ville voient défiler des « paquets comme des vagues », la terre et la mer, le plomb et le bitume, les collisions sont prévisibles. Le coup de poing, la main qui cogne, la main casse. Les os frappent, rarement caressent.
Puis au milieu du livre : l’essoufflement. La nouvelle sur laquelle la main dérape, le livre tombe, la nouvelle qui fait fermer le livre.
Et l’autre grâce à laquelle tu remontes à la surface. L’élan et le souffle retrouvés.
« Tu es mort en laissant ta teinture pour cheveux blancs et tes revues pornos tachées dans un placard, tu es mort sans penser à rien en laissant des œufs se périmer dans le frigo ».
Tu es sauvé (e).
Les enchaînements entre les nouvelles reprennent, subtils ils retrouvent leur aplomb.
« J’entends les poutres craquer dans la maison, Sarah croit aux fantômes, à la vie des esprits, avec elle tout devient magique. Moi je ne crois qu’aux craquements dans le bois, à l’humidité qui le fait gonfler et aux petits vers qui travaillent sa résistance ».
Les détails communs ou inédits, c’est le bras inerte au petit matin, le sang figé, le bras tu dois le secouer car c’est le tien. Le désenchantement. Dans le ciel plus d’anges, plus de nuages, leurs jolies silhouettes ont fondu, des nuages chez Raphaël il y en a plein, des rêves et des terres sans fond et des êtres sans racines. Et pourtant… C’est par le corps chaud ou bientôt froid que tu crois, aux anges, aux nuages et à leurs jolies formes. Entre les allées du cimetière, l’auteur y a déposé quelques merveilles, des titres et des bonheurs d’écritures.
« Rester au lit ». « Lazare ».
Pour ces deux-là, tu te régales. Peu importe les « comme » qui s’accumulent, toi aussi tu as tes petites manies.
« Est-ce qu’on peut mourir d’une rage de dents ? Elles se déchaussent, abritent toutes sortes de parasites, tu peux savoir rien qu’aux dents depuis combien de temps un gars est à la rue, le plus dur est de le faire sourire ».
La tristesse et la vie toujours qu’un rien démêle, l’amour par défaut, l’amour et ses défauts. Tu approches de la fin, tu aperçois Paris, la ville tapie, l’auteur ne la nomme pas, l’homme des rues non plus, dans la rue nul besoin. Entre guenilles et ténèbres, il la palpe, il la bat qu’il soit d’ici ou de là-bas. L’attente et la tension sont pénétrables, l’ivresse et la brume perméables.
L’alcool transpire, sur chaque page, le liquide goutte sur le sol, l’alcool et ses anges voudraient dans chaque page de l’émotion. L’infiltration, la rupture ou l’explosion.
Dommage toi tu ne bois pas mais tu veux croire.
Or qu’as-tu envie de retenir toi, pour la dernière nouvelle, as-tu pris des notes d’ailleurs, une phrase par exemple que tu voudrais apprendre par cœur pour la transmettre, pour l’écrire à nouveau et à ta façon, quelque part et autrement.
« J’oublie toujours ce dont j’ai le plus besoin ».
Toi, nous, ils, ne vous déplaise cher Raphaël Haroche, votre livre nous fait penser à un album. Certes on vous l’a déjà dit peut-être, construit comme tel, il s’écoute plus qu’il ne se lit. Vous ne voudriez pas que nous parlions de vous en faisant référence au chanteur et pourtant ! C’est parce que vous l’êtes, sensible à cet organe, à la musique que les mots chez vous dansent, saisissent le corps du lecteur plus que sa tête. Le lecteur porté par le désir d’écouter encore et encore, suivre la voix claire plus encore que la main, surprendre la lente décantation d’une musique en texte, d’une note en couleurs.
La lecture comme un refrain…
Les dialogues ont du corps, les personnages ont du cœur mais… ils s’échappent, ne tiennent pas, ils s’évaporent, ils sombrent. Leur offrir du corps, du sang et de la peau, des sucs et des graisses, aller plus en profondeur, la profondeur de l’exercice et remonter à la lumière, vers elle… pour se tenir debout.
Nous attendons votre prochain livre. Le suivant meilleur et nouveau, et ainsi de suite et jusqu’à la fin, un joli nombre à votre actif (ce sera notre vœu) pour déclarer toute la qualité de l’œuvre et vous aimer par fidélité, par reconnaissance, pour votre ton, pour votre style, votre univers et sa peinture, juste pour garder un mot en tête, entêtant celui-ci, une figure voire une ombre. Que le roman soit court ou la nouvelle longue, le geste est une jouissance qui ne l’est jamais. Pour vous comme pour nous.
Nous ?
Sandrine Ferron-Veillard
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