Reine de cœur, Akira Mizubayashi (par Stéphane Bret)
Reine de cœur, mars 2022, 235 pages, 19 €
Ecrivain(s): Akira Mizubayashi Edition: GallimardReine de cœur est un roman dont l’articulation est musicale : cinq mouvements, à l’instar d’une symphonie ou d’un concerto. Il met en scène Jun Mizukami, un musicien, altiste, étudiant au Conservatoire à Paris dans l’avant-guerre, et Anna, jeune femme se préparant à devenir institutrice. Nous sommes en 1939, et le conflit sino-japonais connaît alors ses phases les plus sombres telles que l’occupation de la Mandchourie, ou celle des villes du sud de la Chine. Anna tomba amoureuse de Jun, en raison, bien sûr, de leur penchant commun pour la musique, de l’amour de Jun pour la langue française. L’auteur Akira Mizubayashi illustre ce que l’amour d’Anna a de protecteur pour Jun. Le départ de ce dernier est prévu pour Yokohama, port militaire qui l’emmènera sur le front, vers l’Extrême-Orient occupé par l’armée nippone.
Des citations du journal de Jun, ses correspondances font état d’un déchirement moral, d’une honte de participer à ce qui ne s’appelle pas encore des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité : « Un pays en proie à la force belliciste, au désir d’expansion coloniale, à la politique d’un État militarisé obligeant tout un chacun à suivre corps et âme la voie des sujets désignés par l’empereur, forçant ainsi toute raison et tout esprit critique à s’effacer, à se taire complètement et durablement ».
Plusieurs dizaines d’années plus tard, Mizuné, une jeune altiste, et Oto Takosch, un romancier, se rencontrent après être entrés en relation par l’intermédiaire de la Toile. Ils se découvrent parents, ils ont un grand-père commun, Jun Mizukami. Mizuné éprouve la sensation de prolonger la vie de son grand-père par cet amour et cette pratique commune de la musique et cette condition identique de musicien : être altiste tous les deux à plusieurs décennies de distance.
Reine de cœur est un hommage à la musique, à son pouvoir civilisateur, sa capacité à unir, par-delà les continents et les frontières, des individus si différents au départ, comme Anna et Jun. C’est aussi un regard porté sur l’influence de l’histoire sur les destinées individuelles : la Seconde Guerre mondiale faisant basculer les vies d’Anna et de Jun, la tentative de ce dernier de sauvegarder la part d’humain en lui, lorsqu’il se trouve contraint d’exécuter un prisonnier chinois. D’autres passages du journal de Jun sont représentatifs de sa détresse morale lorsqu’il écrit, le 20 février 1945 : « La vie d’un être humain est d’une légèreté insignifiante dans cette guerre… Et, simple soldat, je suis si impuissant, si nul devant ce déchaînement de violence barbare qui détruit jusqu’à la dernière parcelle du sentiment de l’humanité ».
Il faut également saluer la performance d’Akira Mizubayashi : écrire directement en français, ce qu’il fait déjà depuis plusieurs romans répertoriés dans sa biographie, et superviser la traduction de ses livres en japonais. Ce n’est là pas le moindre de ses mérites, en sus de nous faire évoluer dans les affres de l’histoire et les pouvoirs de transcendance de la musique.
Stéphane Bret
Écrivain et universitaire japonais, Akira Mizubayashi est l’auteur d’Une langue venue d’ailleurs (Prix Littéraire Richelieu de la francophonie 2013, Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature française 2011, Prix Littéraire de l’Asie 2011). Son dernier roman, Âmes brisées, a reçu le Prix des Libraires 2020. Il est traduit en dix langues, dont le japonais.
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