Ravages, Violette Leduc (par Patryck Froissart)
Ravages, Violette Leduc, Gallimard, Coll. L’imaginaire, novembre 2023, 444 pages (édition augmentée), 23 €
Ecrivain(s): Violette Leduc Edition: Gallimard
Cette œuvre monumentale de Violette Leduc n’avait jamais, au grand dam de l’auteure, été éditée dans son intégralité, ayant été, dès sa première parution chez Gallimard en 1955, expurgée, fragmentée, remaniée à la demande expresse de l’éditeur, déplorablement dénaturée, mutilée, amputée d’un coup de couperet de sa première grande partie représentant un bon quart du texte, et tronquée de très nombreux éléments dans ce qui restait de l’ouvrage.
Cette nouvelle édition est donc une revanche, hélas posthume, pour l’auteure, et une action d’utilité publique en matière littéraire.
Le volume physique qui fait écrin à la présente reconstitution, minutieuse, relevant quasiment de la fouille archéologique, du projet primordial, fruit d’un remarquable travail de recherche sur les essais et brouillons primitifs et les constituants élémentaires originaux non publiés (en grande part retrouvés par fragments dans les « Cahiers » d’archives de Simone de Beauvoir à qui Violette Leduc adressait régulièrement ses écrits, ses premiers jets, pour recueillir l’appréciation de celle avec qui elle entretenait une étroite relation d’amitié et de complicité littéraire) offre immédiatement un attrait esthétique indéniable par le choix de la couleur – violette – des couvertures, de celle – violette – des pages intérieures séparant les parties ayant été déjà publiées de celles qui avaient été censurées, de celle – violette – des caractères typographiques caractérisant la réintégration des innombrables parties, épisodes, passages, phrases, fragments, voire mots uniques exclus des précédentes éditions.
Cette édition est recomposée, conformément à la conception originelle, en trois parties qui se tiennent entre elles, qui sont liées, filées, dont le flux narratif est incontestablement continu, dont le personnage principal est Thérèse, narratrice à la première personne, laquelle revit trois périodes à la fois exaltantes et douloureuses de son existence, de l’âge de dix-sept à trente-quatre ans.
Dans la première partie, celle qui a été immédiatement et intégralement censurée pour obscénité, Thérèse met en scène sa liaison torride avec Isabelle, une de ses condisciples d’internat scolaire. La relation passionnelle, volcanique, des deux adolescentes est, à leur grand désespoir, brutalement interrompue, à l’issue de seulement quelques jours et nuits d’amours saphiques clandestines et dévorantes couvrant cent quinze pages, par la décision que prend de manière impromptue la mère de Thérèse de la retirer du pensionnat.
Dans la seconde, Thérèse vit en couple, en province, quelque temps plus tard, avec Cécile, une enseignante, ancienne surveillante en l’internat où s’est déroulée l’épisode initial. Elles reçoivent la visite inopinée de Marc, personnage socialement et professionnellement instable que Thérèse a rencontré au cours d’une de ses propres errances citadines, lors d’une des fugues répétées en réaction au remariage de sa mère. La narratrice entretisse ici sur cent-soixante pages les circonstances et le déroulement de sa première rencontre avec Marc et des rendez-vous qui ont suivi jusqu’à leur rupture avec l’évolution, au quotidien, de sa relation avec Cécile et le récit de l’intrusion surprise de Marc dans leur couple, de son bref séjour dans leur intimité, des conséquences de cette présence qui leur est imposée, et de la disparition, toute aussi subite et en catimini, du visiteur.
Dans la troisième, Thérèse, ayant quitté Cécile, retrouve dans la capitale Marc stabilisé, devenu photographe de mariages, vivant avec sa mère et sa sœur. Ce chapitre de cent-trente pages raconte les aléas de leur union chaotique, tourmentée, en constante tension dramatique.
L’écriture n’a pas sa pareille, incluant une part majeure de dialogues haletants, d’une violence souvent extrême, aux reparties brèves, constamment lourdes de sous-entendus, toujours expressions de désirs, de reproches, de jalousies, d’invites, de rejets, d’accusations, de querelles, de pardons, de sensualité, d’angoisse du devenir, de crainte de rupture, d’excessive possessivité, ou accompagnant et traduisant oralement, crûment, le déroulement des scènes sexuelles.
Entre des échanges incisifs, entre d’ardents badinages, entre des cascades de répliques criées, gémies, murmurées, délirantes, haletées dans l’embrasement des sens, entre ces phases dialogiques saisissant le lecteur au cœur, à l’âme et aux tripes, le récit, où le passage fréquent du passé au présent exprime l’ardeur de l’émotion qui saisit la narratrice se remémorant les situations qu’elle est en train de transcrire, est également d’une véhémente impressivité, tant y dominent sentimentalité, révolte, débridement, mise à nu, liberté de parole et de ton, le tout tantôt éclatant de théâtralité, tantôt vibrant d’emballement, de délire ou de brûlante suggestivité poétique.
« Donnez-nous vos haillons, saisons ! Soyons les vagabondes aux cheveux laqués par la pluie. Veux-tu, Isabelle, veux-tu te mettre en ménage avec moi sur le bord d’un talus ? nous mangerons nos croûtons avec des mâchoires de lion, nous trouverons le poivre dans la bourrasque, nous aurons une maison, des rideaux de dentelle pendant que les roulottes passeront et s’en iront aux frontières. Je te déshabillerai dans les blés, je t’hébergerai à l’intérieur des meules, je te couvrirai dans l’eau sous les basses branches, je te soignerai sur la mousse des forêts, je te prendrai dans la luzerne, je te hisserai sur les chars à foin, ma Carolingienne ».
Ainsi sont puissamment restitués l’exaltation de l’initiation mutuelle au saphisme avec la frénétique Isabelle, le réalisme cru et la brutalité du viol imposé à Thérèse par Marc le soir de leur première rencontre (scène dite « du taxi »), l’éprouvante désagrégation de la relation avec Cécile, le calvaire provoqué par la constatation croissante de l’impossibilité de vivre avec Marc, le suicide raté au gaz, l’amour maternel retrouvé en cette circonstance, les souffrances physiques et psychiques provoquées par les tentatives répétées, acharnées, illégales à cette époque, de mettre fin à une grossesse abhorrée par le recours aux faiseuses d’anges et aux médecins cupides et sans scrupule.
Le caractère pionnier, avant-gardiste, révolutionnaire de cette écriture féminine, féministe, violente, fulgurante, rebelle, contrevenant à toutes les règles sociales et morales de l’ordre bourgeois patriarcal établi, faisant voler en éclats tous les tabous imposés à la femme, à sa sexualité et à l’expression même de celle-ci, proclamant une totale liberté à disposer de soi, de son corps, de son sexe, et, intolérable transgression de la loi naturelle ou prétendument divine imposée au genre féminin, à refuser de procréer, ne pouvait pas, au milieu du siècle dernier, échapper au hachoir et au scalpel des gardiens de l’ordre.
Cette édition ? Un événement, forcément.
Patryck Froissart
Violette Leduc (1907-1972) n’a été révélée au grand public qu’en 1964 avec le succès de La Bâtarde. Mais elle avait publié auparavant des livres qui lui avaient valu l’estime de Jean Genet, Sartre et, surtout, de Simone de Beauvoir.
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