Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Patrick Modiano
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, octobre 2014, 146 pages, 16,90 €
Ecrivain(s): Patrick Modiano Edition: Gallimard
Tout Modiano, déjà, dans le titre : perdes – quartier, et le tu qui s’adresse à un petit enfant, et donc à la mémoire. Entre chien et loup, toujours. Tout Modiano dans ce petit livre, qui contient peut-être tous les autres, sans lasser, sans aucun ressenti de répétition. Rien ou presque, pourtant, de réellement nouveau dans cette lente promenade entre Paris et les forêts proches, à la quête, mine de rien, du fondamental, sous des apparences faussement dilettantes, discrètes et si peu appuyées : un effeuillé, très parfumé, de mémoire disparue. Rien, quoique… plutôt, une fenêtre, encore, sur ce voyage à l’intérieur de soi, et, forcément, pas la même ouverture – pas exactement – que dans ses autres livres : « cette période de sa vie avait fini par apparaître à travers une vitre dépolie. Elle laissait filtrer une vague clarté mais on ne distinguait pas les visages, ni même les silhouettes ».
Une structure « Modianesque » : l’adulte déjà avancé en âge, qui se retourne – une rue, une enseigne de boutique, un nom dans un article ou au téléphone, une silhouette… et, aussitôt, le flot remontant du passé – d’un bout, du moins. Surgissement d’un ailleurs de soi, enfoui, et d’un coup, mis en pleine lumière. Il y a dans les personnages de Modiano, et dans celui-ci, de l’archéologue et sa fine truelle, de ses doutes et de l’infini déroulé de ses hypothèses, aussi.
Dans ce « numéro » là, de l’œuvre si cohérente autour de Homme / Mémoire / Trace, un écrivain – pas un prix Nobel, loin s’en faut – vivant seul dans un Paris écrasé par un été caniculaire, reçoit via un coup de téléphone, résonnant dans des pièces quasi vides – début de la pelote – invitation à chercher, recouper, interroger, aller voir. Là-bas, il y a longtemps, un enfant flouté sur un tirage photomaton ; une femme, Annie, « qui a fait de la prison », deux ou trois personnes un peu louches : lui, et sa vie d’avant – on suppose, du moins – inconnue jusqu’alors.
Une enquête, une vraie (« cela lui évoquait quelque chose ; il avait déjà lu cette adresse ou bien entendu le nom ») mais, à la façon de Modiano, de ce qu’on connaît de lui ; rien de violent, ni de brutal (le policier n’habite pas l’univers de Modiano) ; la voix douce raconte ; parfois, butte un peu sur les mots ; il ne sait pas ; il ne sait plus. D’où vient pourtant, que dès les premiers mots du livre, c’est un film d’Hitchcock – chapeau, nuit qui tombe, et bande-son jazz ; saxophone assez sombre – qui défile ; un des plus intimistes, probablement… sans le rythme, mais avec la précision, l’atmosphère lourde urbaine, le suspense indubitablement. On avale le petit opus en attendant « la » réponse. Est-il besoin de dire qu’on ne l’aura pas vraiment. Le mot « fin » ne s’affichera que sur la question retournée au lecteur, mais pas de manière insistante ; légèreté mélancolique. La veste balancée sur l’épaule, s’éloigne le héros au nom toujours inconnu, au passé à peine soulevé, et dans le même geste, Modiano nous laisse, comme dans tous ses livres, bien plus en notre compagnie qu’en celle de ses héros. Où a-t-on été dans ce livre-ci ? Dans le moment d’aujourd’hui ? Le souvenir ? Le rêve ? Ininterrompu déroulé page après page, installant à coup sûr, quelque chose qui, chez le lecteur, prend forme de sortilège, entre songe et réel, au point que par moments, passent en nous quelques lignes de La Mare au diable : « beaucoup de brume, dit le docteur ; c’est déjà l’hiver »…
Un livre, en tous cas, dont on aurait reconnu l’auteur – chaque ligne ou pas loin ; le phrasé, les mots, la respiration littéraire, si particulière, la façon infiniment complexe comme millefeuille, de tout simplement raconter, suggérer une histoire, le décor/ personnage principal aussi, les silences évidemment – quand bien même son nom ne serait apparu nulle part… le rêve de tout écrivain, en somme, restant souvent à l’état de fantasme pour tant d’entre eux.
Un Modiano de plus ? Ou, encore, le premier d’entre eux ?
Martine L Petauton
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