Potemkine ou le troisième coeur, Iouri Bouïda
Potemkine ou le troisième cœur. Traduit du russe par Sophie Benech, janvier 2012, 162 p. 17,50 €
Ecrivain(s): Iouri Bouïda Edition: GallimardQuand un film change une vie.
Paris, 1926. En prenant son ticket de cinéma pour aller voir l’une des toutes premières séances du Cuirassé Potemkine, de Sergueï Eisenstein, Fiodor Ivanovitch Zavalichine, dit Théo, n’imaginait pas que « soixante quinze minutes après le début de la séance, sa vie allait connaître un changement irréversible. »
En tant que militaire, il avait participé à la répression de 1905 et « c’est seulement alors, en découvrant sur l’écran sur qui il avait tiré bien des années auparavant, que cet homme dit avoir compris l’horreur du crime auquel il avait participé sans s’en rendre compte ».
Il se rend à la police en se déclarant coupable d’avoir commis un crime épouvantable.
« Un hasard m’a ouvert les yeux et j’ai compris que j’étais un criminel. J’ai commis un crime, il y a vingt et un ans, et je viens seulement de l’apprendre… A l’époque, je croyais juste exécuter un ordre. Je croyais tirer sur des insurgés, et voilà que maintenant, j’ai découvert que ce n’étaient pas des insurgés, mais des femmes et des enfants. »
C’était comme si, pendant toutes ces années, un autre homme avait vécu en lui, à la place de celui de cet immigré russe à Paris qui gagne sa vie en tant que photographe et qui, le soir venu, réalise des photos coquines qui connaissent un joli succès…
Le pouvoir des images. Grâce au Cuirassé Potemkine, Théo a une soudaine prise de conscience. Puisqu’il est un criminel, sa place doit donc être en prison. La police parisienne lui répond cependant qu’elle ne peut pourtant rien pour lui. S’accuser d’un crime, commis en Russie, à l’époque tsariste, relève, selon elle, plutôt du délire…
L’affaire interpelle tout de même un journaliste, Jacques-Christian, qui lui rend visite dans l’hôpital où il se repose quelques jours. Mais il est aussi intéressé par le fait que Théo est un ancien officier russe et qu’il pourrait l’aider à identifier l’homme qui se trouve sur une photo qu’il vient de recevoir au journal. Un homme qui se présente comme l’auteur du carnage de Deauville et qui demande qu’on vienne l’arrêter.
« Arrêtez-moi et châtiez-moi car je n’ai plus la force de le faire moi-même. »
Quelque temps plus tôt, sept corps de femmes, nus, agglutinés les unes aux autres, ont été découverts dans la cité normande. Elles avaient été toutes été égorgées avant d’être jetées dans une fosse et recouvertes de terre.
Théo dit au journaliste ignorer qui est cet homme, alors qu’il s’agit de l’un de ses amis, Domani.
Théo n’est pas plus surpris que cela qu’il ait pu commettre ce crime. Domani est un homme étrange. Blessé à la tête pendant la guerre, il porte constamment sur le haut du crâne une calotte en acier. Il mène une vie de reclus et a des tendances pédophiles (d’ailleurs, Théo a des penchants très proches de ceux de son ami…).
Théo décide d’aller trouver Domani pour lui demander une explication…
Potemkine ou le troisième cœur a tout de l’ovni littéraire, comme on dit pour qualifier un livre qui ne ressemble à aucun autre et qui est, en plus, assez barré, avec des situations et des personnages extrêmes. Débutant comme un document historico-sociologique sur le Paris de l’entre deux-guerres et ses immigrés russes, le livre se transforme en thriller sanglant qui flirte avec le fantastique ou du moins un certain mysticisme.
Le Paris des années 1920 est parfaitement reconstitué. Au début, un air de mystère flotte, à la Arsène Lupin, à la Rouletabille, revu et corrigé à la sauce Seven. On n’est pas dans les belles images d’Epinal, avec des gentlemen distingués, mais dans la crasse, le malsain, le morbide.
Théo est une véritable bombe. L’auteur nous enfonce dans ses pensées de plus en plus délirantes, mais finalement logique. Parce qu’il a découvert qu’il était un criminel et que la police ne veut pas l’arrêter, c’est comme si elle lui avait donné un blanc-seing pour se comporter selon sa nature profonde, même si ce n’est pas toujours de manière volontaire. Mais quand on a la « bête » en soi, comment ne pas provoquer certaines choses ?
Dans son périple, Théo sera accompagnée par une gamine boiteuse, toujours prête à dégainer un couteau pour trancher une gorge et pour qui la morale n’existe tout simplement pas.
Théo, lui, a retrouvé un semblant de morale, mais ce n’est pas pour ça qu’il devient un ange. Il cherche la rédemption, mais comme la police ne veut pas la lui accorder, il va se la créer lui-même, à sa manière bien particulière…
Si l’un des thèmes du livre est le pouvoir des images, l’auteur fait, lui, une démonstration du pouvoir des mots. Sa narration est dense et serrée, avec des dialogues distillés seulement au compte-gouttes, qui enferme le lecteur dans son piège. Difficile de reprendre son souffle.
Yann Suty
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