Plus jamais ça, Andrés Trapiello
Plus jamais ça (Ayer no más) traduit de l’espagnol par Catherine Vasseur, septembre 2014, 272 pages, 21 €
Ecrivain(s): Andrés Trapiello Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)
Plus jamais ça (Ayer no más), le dernier roman d’Andrès Trapiello traduit en français, fait partie de ces récits qui jouent avec une grande habileté à brouiller les frontières entre fiction, réalité et œuvre en train de se faire, de s’écrire, voire d’être lue. Le narrateur central de ce récit est en effet auteur du livre que nous avons entre les mains, mais il n’est pas l’auteur lui-même, car celui-ci est explicitement mentionné, et critiqué, dans un des chapitres du roman. Mais est-ce bien encore un roman ? L’ironie est poussée jusqu’à la description du livre que vous avez entre les mains, à sa couverture (dans l’édition française, il n’en reste une image, importante, que sur le bandeau promotionnel, qui disparaîtra sans doute rapidement).
De quoi s’agit-il ? De mémoire, d’histoire et de fiction. De vérité, de secret et de mensonge. Encore ! pourrait dire l’auteur lui-même tant ces questions semblent être devenues des « incontournables » dans l’Espagne et la littérature espagnole contemporaine. Comme dans sans doute beaucoup de pays où le souvenir d’une dictature est encore très vif. Trop vif. Pour ne pas dire « à vif », comme on le dit d’une plaie exposée à toutes les germes infectieux.
José Pestaña, dit Pepe, est historien, il est revenu enseigner dans la ville de Léon où il a passé son enfance et vit encore sa famille, et surtout son père, Germán, qu’il craint de rencontrer… L’incompréhension est en effet grande entre l’ancien phalangiste et l’intellectuel qui entend faire le jour sur les pages sombres de la Guerre civile. Une rencontre inattendue va faire ressurgir le passé que Germán oubliait soigneusement : un témoin le reconnaît et le pointe du doigt, disant son implication dans un des innombrables crimes de cette guerre. La volonté folle de savoir et de comprendre va pousser Pepe sur les traces de cette histoire banale et terrible. Banale en un temps où la mort, les exécutions sauvages et arbitraires frappaient partout et à tout moment, sans discerner ou discriminer les futurs vainqueurs des futurs vaincus. On dit souvent que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Le narrateur et l’auteur bousculent ce lieu commun et l’on ne sait plus bien qui est quoi, au risque de blesser les uns et les autres. La guerre est-elle seulement finie ? Sera-t-elle jamais finie ?
Autour du travail de José Pestaña, de ce qu’a vécu et fait son père, il semble bien que la guerre se poursuit et continue de produire ses bourreaux et ses victimes, ses juges et ses condamnés, ses inquisiteurs et ses réprouvés. Personne ne tient à parler de la guerre, mais celle-ci ne cesse de faire parler, agir et écrire, sans chercher à faire la moindre économie de violence et d’arbitraire. Entre ceux que la guerre a modelés et usés, blessés, bâillonnés, et ceux qui s’en servent aujourd’hui pour asseoir leur carrière ou éliminer leurs rivaux, la haine et les trahisons ont de beaux jours devant elles.
La polyphonie du récit dans lequel on se perd parfois est à l’image même du réel qu’elle travaille : personne n’y échappe et chacun y contribue. L’histoire s’écrit avec ceux qui l’écrivent, elle les inscrit aussi dans le monde d’aujourd’hui sans vraiment leur laisser le choix de leur mémoire, passée, présente ou à venir. L’histoire et sa mémoire sont des labyrinthes dans lesquels on se perd, où les identités peuvent se brouiller ou demeurer perpétuellement floues. Il y faut toute la persévérance des historiens, des romanciers, des lecteurs que nous sommes, pour commencer à l’appréhender un peu mieux, au moment même où notre regard la transforme. Mais là encore, l’auteur (les auteurs, celui du livre dont il est question dans le livre et celui du livre que vous aurez peut-être entre les mains) ne sait où réside la vérité, il ne sait si c’est la science de l’historien ou la fiction du romancier qui saura le mieux l’approcher et en restituer la complexité, l’incertitude.
Du coup la mise en abyme entre fiction et récit, entre narrateur, auteur et lecteur apparaît moins comme un procédé littéraire que comme une façon de nous confronter, lecteur, aux « revenants de l’histoire », aux interrogations et aux accusations qu’ils peuvent nous renvoyer en miroir.
L’écriture de Plus jamais ça nous emporte comme un récit d’aventure, comme une saga, qui interroge notre rapport à l’histoire, celle de la guerre d’Espagne comme celle de toutes les guerres (même celles qui ont eu lieu et ont encore lieu en temps de paix). Il y a quelques pages ou Andrès Trapiello avoue que le Guerre et Paix de la guerre d’Espagne n’a pas encore été écrit. Il reste sans doute à écrire, maisPlus jamais ça est sans doute un de ces livres qui contribuent à son ébauche…
Marc Ossorguine
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