Parmi les loups et les bandits, Atticus Lish (2ème critique)
Parmi les loups et les bandits, trad. anglais (USA) Céline Leroy, 558 pages, 24 €
Ecrivain(s): Atticus Lish Edition: Buchet-Chastel
Cinq cents pages d’histoire portée par une écriture ; toute la littérature est là.
Très peu de livres, si peu, vous happent et vous font vivre – longtemps après, définitivement souvent, dans cet entre-deux de surprises, d’émotion abyssale, de suffocation, au point que s’endormir avec le bouquin tient à la fois de l’addiction et de l’épreuve. Ce sont des œuvres qu’on peut classer « uniques », destinées à vous poursuivre. On pourrait chacun en citer un, de ces livres particuliers ; prenez Les bienveillantes de Jonathan Littell. Dans ce cas, comme dans ce livre-ci, l’auteur est peu ou carrément inconnu, débarqué avec son histoire dont on suppose, avant même de lire, qu’elle pèsera son poids dans l’importance qu’on accordera à l’œuvre. Ainsi d’Atticus Lish, ancien ouvrier, saisonnier, déménageur, connaisseur de bas-fonds, ça va de soi, et ancien Marine, qui plus est. Un auteur qui en soi est un roman ; un roman qui en soi est une vie. Premier roman, que Parmi les loups et les bandits qui reçut le prestigieux prix Pen/Faulkner Award. Une écriture – essentiel atout – qui sans doute peut fabriquer autant de contempteurs que d’adorateurs. Façon Lish qui prend aux tripes ; respiration saccadée, amplifiée par les bruits d’une ville de roman d’anticipation, comme des images de David Lynch :
« Dans les vitrines, il vit des rôtis de porc rouges suspendus à des crochets d’acier. Une mère était accroupie pour aider son petit garçon à uriner dans le caniveau. Quand il jeta sa canette vide dans une poubelle, un immigré équipé de protèges-manches fleuris passa derrière lui et la ramassa avec une pince. Les femmes portaient des vestes en cuir noir et des bottes à talons aiguilles ornées de boucles et de franges. L’une d’elles le regarda droit dans les yeux, les siens rehaussés d’un trait d’eyeliner, sa crinière teinte plus ou moins en rouge, et puis il la perdit dans la cohue ».
C’est vrai qu’il y a dans nos imaginaires un Tristan, une Yseult ; à présent, il y a fort à parier que se présenteront Zou Lei et Brad Skinner – dites seulement Skinner ; ceux-là, différence avec les personnages médiévaux, on sait qu’ils existent quelque part, New-York ou bien ailleurs. Aujourd’hui. Zou Lei est chinoise – Ouïghoure, plus exactement ; steppes, montagnes enneigées, yourtes, chevaux lancés dans le vent ; absolu dénuement matériel. Musulmane aussi. Émigrée clandestinement entrée aux USA par un circuit compliqué via le Mexique ; sans papiers – connaîtra le cauchemar de la prison, sans toit une grande partie des pages, et traversant les multiples difficultés, l’itinéraire à peine imaginable des p’tits boulots surexploités, de l’aléatoire érigé en système économique – restauration minable ou textile d’abattage. On sent tout au long de l’histoire le nauséabond des odeurs et des poubelles débordantes, le cliquetis infernal des machines à coudre clandestines, le parfum saoulant du goudron, car c’est un roman urbain et de grosses métropoles ; aucune campagne dans l’affaire, à peine une branche d’arbre. On n’entrevoit que la lumière des néons des bas-côtés des turnpikes, celle du jour arrivant par d’étroits soupiraux, les matelas des marchands de sommeil s’alignant dans le glauque des caves. L’Amérique triomphante côté pile ; l’autre côté du miroir ; merci Lish ! Plus de cinq cents pages de politique, sans en avoir l’air. Quelque part dans les bas-fonds de l’oriflamme qu’est Manhattan, dans les lumières particulières de Chinatown. Zou Lei, celle qui n’a pas souvent de chaussures, la peur d’être arrêtée, dénoncée, maltraitée, pour colorer ses jours, tous… Drôle de quotidien ; une autre planète, malsaine et vénéneuse : « il y avait des haut-parleurs, des slogans, des bannières pour l’année du chien. Ça criait et courait, bousculait et implorait, lui attrapait la manche. Bouches édentées, plus jeunes qu’elles n’y paraissent. Des clandestines originaires des villages des veuves… ». On est juste après le 11 septembre et il ne fait pas bon dans ces contrées être d’ailleurs, et musulman. Comme sans y toucher, Lish, du reste, peaufine de menues comparaisons entre cet enfer-là, de chez lui, et celui des représentations usuelles sur les « sauvages » du bout du monde, Ouïghours compris.
Un jour – on le vit un peu comme un conte, et on veut y croire – Zou rencontre son « autre », un cabossé, meurtri, inguérissable de la guerre d’Irak ; un revenu-mauvais état, un vétéran. Tout en muscles, tatouages et en gueule, l’arme au fond du sac et dans sa mémoire, des cauchemars qui n’en finissent pas, sur fond de désert, de cervelle de copain qui éclate, de macabres mises en scène de cadavres ennemis. Costaud, le soldat américain ? Moins qu’elle, la Ouïghoure des fonds de cave. Parce que sa volonté, sa constance, son courage la hissent au niveau première marche du podium. Opiniâtre, la fille dans sa tête – son mental, dirait-on en termes sportifs, et dans son corps ; une activité-passion-sauvegarde : courir, se dépasser, respirer, lâcher prise ; courir et, acheter – enfin – une paire de chaussures, pratiquer en salle de sport, le premier sou mis de côté. Lish la dessine en héroïne, et sa respiration scande chaque page. Son amour pour Skinner – Yseult dans le paysage, ou n’importe quel autre mythe, antique de préférence – terre à terre, pragmatique, protecteur, sa façon de l’inscrire dans un modeste projet, elle « qui a été seule depuis l’enfance ». Son obsession qui retrouve finalement les vieux mythes et, faut-il l’avouer, nous humidifie l’œil – quand on vous dit, histoire ! « Quand ils se rabibochaient, elle éprouvait un sentiment puissant de bien-être. L’impression de son immortalité lui revenait comme la sève d’une plante. A chaque fois, elle reprenait goût à la vie et ils faisaient des projets d’avenir. Cela prenait la forme d’un fantasme. Il oublierait la guerre ».
On aurait peut-être finalement pu préférer un autre titre, que celui du livre ; un titre avec le nom de Zou ; genre : la geste de Zou Lei, chanson à la manière du Moyen-Age des grands chevaliers ? Épique, comme l’histoire.
Mais Skinner oubliera-t-il la guerre ? Entre alcools (quel immense bar que ce livre), irrépressibilité de la violence, cuisine louche de tranquillisants, somnifères, Skinner évidemment dérive… son épopée à lui est en altitude, tellement loin de celle de Zou ; autre dimension. Des chemins qui ne se rencontreront sans doute pas, et dire que ça nous chamboule est pléonasme. Alors chacun d’entre nous, d’évaluer, de comparer, de mesurer les écarts, de porter sur cette autre Amérique l’analyse qui se doit, d’avoir son avis et d’installer sa mémoire sur l’histoire de Zou et Skinner ; notre monde.
Martine L Petauton
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