Œuvres, tome II, Claude Simon en la Pléiade
Œuvres, tome II, édition de Bérénice Bonhomme, Alastair B. Duncan et David Zemmour, février 2013, 1712 pages, 66,50 €
Ecrivain(s): Claude Simon Edition: La Pléiade Gallimard
Il faut relire Claude Simon.
Il faut relire Claude Simon.
Il faut relire Claude Simon !
Non le relire distraitement mais se replonger dans chacun de ses textes. Ou du moins dans ses plus éblouissants livres : Les Corps conducteurs (titre impeccable, quant au mouvement et de l’œuvre et de la pensée l’ayant retirée au silence et à la nuit), Leçon de choses, Les Géorgiques, L’Acacia, Le Tramway, et les beaucoup plus méconnus Archipel et Nord (« berceaux de forêt » d’une éblouissante blancheur ; les pas dans la neige des petites bêtes qui cherchent, dans le noir, la mamelle ; senteurs ocres, la mousse des sous-bois, la douce mélopée du silence, l’ouverture sans ouverture du ciel, pour quel au-delà du cri…).
Ce que la Pléiade nous invite à faire aujourd’hui, en publiant le second volume d’Œuvres choisies, dans une édition superbement annotée, tant l’ensemble des notes apporte un éclairage vif, d’une vivacité qui confine à la clarté la moins peuplée d’ombres, fussent-elles l’instrument de la fugacité, sur tout ce qui pose question, « fait problème », dans le texte.
Sans jamais se départir d’une concision de bon aloi, les annotateurs font ainsi en sorte de contextualiser et de préciser toutes les allusions, levant les voiles qui en épousent les courbes, voiles les rendant impropres à être parfaitement saisies par notre entendement et les renvoyant aux labyrinthes – percés de fenêtres devant lesquelles passent des nuées d’oiseaux effacés et de désirs – de notre imaginaire.
En quoi consiste la merveille merveilleuse avec quoi se confond, de la langue de Simon, l’élan ?
En ceci que ses livres ne disent rien, mais font.
Et pour comprendre cette assertion, dans son évidence mêlée de simplicité, il faut se reporter à ce que dit le talentueux traducteur et romancier Claro sur son blog Le Clavier Cannibale, dans un billet intitulé « Quel effet ça fait de faire ce que fait le texte » : « Si, comme l’a dit Henri Meschonnic, la tâche du traducteur ne consiste pas à dire ce que dit le texte, mais à faire ce qu’il fait, on est en droit de se demander ce qu’il fait. Que fait le texte, donc ? De l’effet ? Quelque chose qui fait de l’effet ? On pourrait tout aussi bien dire que certains textes ne font rien, rien sinon singer l’effet, l’effet de manche. Ils s’attachent à leur proie, qu’ils laissent remuer, et de ce remuement tirent le peu d’énergie nécessaire à faire oublier qu’ils sont composés exclusivement d’ombre – une ombre sans épaisseur. Pourquoi ? Parce que, précisément, ils ne font rien mais disent. […] Une fiction, pourtant, ne devrait pas être, sous prétexte d’invention, la pure duplication d’un objet, d’un mouvement, d’une sensation apprêtés par le dire. Par l’écriture, la fiction, qui doit donc faire et ne pas dire, vise la création d’un objet, d’un mouvement, d’une sensation – travaille à la création de leurs conditions d’existence. Par la langue, la fiction crée la fiction d’une langue ».
Ce n’est pas la fiction qui prime dans les livres ici rassemblés de Simon, quand bien même celle-ci accolerait sa nécessité à l’illumination non du romanesque mais de l’autobiographique (comme nous préviennent les éditeurs). C’est la fiction d’une langue qui, accouchée du corps de l’histoire de chaque roman, corps parfois difforme, monstrueux* pour pouvoir accueillir en son sein (et dans le mouvement de ressac et du sang et de la respiration que fait et qui fait la langue) le cheminement d’un monde, c’est la fiction d’une langue qui nous entraîne, nous emporte.
Et si les livres de Simon font autant, c’est parce qu’il parvient, en chacun des opus qui constituent son œuvre hautement musicale, à faire que, par ses modulations, son langage éminemment littéraire (« magma de mots et d’émotions », métaphore employée par l’auteur dans son « Discours de Stockholm » en 1985) prenne dans son ventre le flux palpable de l’inconscient, c’est-à-dire la parole soufflée lors du théâtre de silence et de regards, de non-dit et de mystère de l’analyse, – la parole de l’analysant telle que l’a précisément décrite le médecin-psychiatre et psychanalyste, élève et compagnon de Jacques Lacan, Serge Leclaire, dans On tue un enfant : « […] ce qui est absolument exigible d’un psychanalyste, c’est qu’il ait l’expérience de ce que parler veut dire, de ce que les mots cachent d’ombres décisives, de ce qu’ils présentent du sujet traversant leur trame. En avoir l’expérience c’est, dans la répétition des fantasmes, découvrir leurs toujours nouveaux grains d’origine ; dans notre savoir, dégager ce qu’il enferme ; dans ce qui se passe avec nos analysants, reconnaître sans réserve ce qui touche au vif ; rien d’autre, en somme, que de tenir compte de l’incomptable, de perpétrer la mort du mot-image, et de miner la toute-puissance du représentant inconscient, opérations nécessaires où s’accomplit la (re)naissance du sujet ».
Et courez voir l’expo Claude Simon l’inépuisable chaos du monde à la Bpi, expo qui s’achève le 14 janvier.
(Cf. http://www.bpi.fr/fr/agenda/expositions/claude_simon.html.)
* Par exemple, Les Géorgiques « enchevêtre la vie de L.S.M., conventionnel et général d’Empire […] à des épisodes vécus par un volontaire étranger dans l’Espagne de 1936 et par un cavalier français de 1940 ».
Matthieu Gosztola
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