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Nos insomnies, Clothilde Salelles (par Yasmina Mahdi)

Ecrit par Yasmina Mahdi 21.02.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard

Nos insomnies, Clothilde Salelles, Gallimard, Coll. L’arbalète, janvier 2025, 256 pages, 20,50 €

Edition: Gallimard

Nos insomnies, Clothilde Salelles (par Yasmina Mahdi)

 

Si chacun d’entre nous est incommunicable en proportion de sa richesse affective, il ne peut tourner cet obstacle que par la ruse d’une évocation (Huyghe, Dialog. avec visible, 1955)

Agrypnie

Une petite fille, dont la famille vit au sein d’« un quartier presque désert, entouré de champs et de hameaux, avec au loin des habitants qui se fondaient dans une colline, et de l’autre côté de la colline, la ville la plus proche », parle à la première personne et soliloque. Elle utilise l’imparfait, tout comme la vie de cette famille est imparfaite, révélant au fur et à mesure de douloureux inconforts. Oui, quelque chose de cauchemardesque plane dans cet univers parental. Nos insomnies est le premier roman de Clothilde Salelles (docteure en sociologie, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, chercheuse en Science politique au sein de l’Université d’Anvers).

La vision réaliste de chaque détail souligne l’attention inquiète portée par la petite narratrice. La romancière dévoile un pan de l’existence de la classe moyenne française de la fin des années 1990. Elle analyse leurs mœurs assez strictes, ponctuées de rituels répétitifs, instaurés comme des protocoles : « le concentré de mon existence était confiné dans l’enceinte de l’école, les heures à la maison délayées dans un cloaque d’ennui, dans des occupations casanières (…) ». Un ennemi (tabou) : l’insomnie – l’agrypnie, le sommeil impossible (à la limite de la pathologie) – vient perturber la monotonie de cet habitacle de banlieue. En effet, le quotidien est uniquement « rythmé par les moteurs de voiture, les relents d’essence, la vue sur les pavillons et la télévision ». Perspective assez plate…

Au sein de cet espace privatif étouffant et non dénué de violence, tout est sous le diktat d’une comptabilité morbide : les heures au travail, les heures de table, les heures de loisir – un vrai carcan. Sous des dehors de modernité (parents jeunes), une dérive autoritaire se fait jour. A lieu ici une giration autour de la figure du père. Le rapport genré est également marqué, inscrit dans le couple par un homme ombrageux, distant, invisible : le propre du patriarcat. Il est étonnant de constater la pérennité des stéréotypes familiaux, d’où la sensation nauséeuse d’enfermement de la fillette, à la curiosité angoissée. La mère reste la cheffe d’orchestre en l’absence du père. Il y a une sorte de course-poursuite après ce père, une filature presque policière pour tenter de comprendre ce géniteur défaillant. Au fond, la peur règne dans ce huis-clos. L’écriture de Clothilde Salelles cerne le sociolecte parental, entre formulations ritualisées et langage standard.

Plus généralement, le roman donne à voir l’existence de la middle class française, ici, en particulier, composée d’individus n’arrivant pas à agir sur le réel, incapables de remettre en question le conformisme de son existence. Une tragédie inattendue arrive, sans que personne n’en parle ni ne l’évoque – une des plaies de ce cercle familial. Le texte est enjolivé par des énoncés poétiques, des affaires ordinaires faites de plaisirs simples :

« La lueur de ma veilleuse baignait sa robe d’une légère opalescence, et ondulait sur des objets, la boîte à musique, les peluches, les vêtements et les bandes dessinées étalées sur le bureau et par terre ».

Ou : « Immergés dans notre capsule comateuse, cheveux ébouriffés et yeux embrumés, nous nous installâmes autour de la table du réfectoire de l’auberge, parsemée de chocolat chaud, de jus d’orange, de pain brioché, de beurre et de confiture. Je repérai la robe envoûtante d’un pot de confiture de myrtilles aux reflets moirés ».

Ou encore : « (…) au milieu de la nourriture et des bouteilles, des produits électroménagers et des jouets pour enfants, s’étalaient guirlandes et inscriptions scintillantes (…) les sapins gonflés de neige artificielle, les fanions en plastique, les pyramides de bouteilles de champagne et de boîtes de chocolats en promotion, les chansons braillardes ».

Clothilde Salelles nous dévoile l’incommunicabilité d’une famille, une dystopie de genre. Cette indicibilité, cette inintelligibilité laminent les rapports de la fratrie, allant jusqu’à « l’oblomovisme », ou à la procrastination.

 

Yasmina Mahdi



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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.