Mon âge, Fabienne Jacob
Mon âge, septembre 2014, 165 pages, 16,90 €
Ecrivain(s): Fabienne Jacob Edition: GallimardDescendre jusqu’au cœur des choses – au profond de soi, tout en restant au bord – plonger dans la matière rugueuse d’une écorce d’arbre auquel on s’enroule et sentir le flux de la vie qui nous déborde – ce roman de Fabienne Jacob est le roman de l’écriture du corps et des sensations, du temps intérieur. Mon âge, ce roman constitue un voyage au fil des reflets saisis impromptus – ou presque toujours par hasard – dans le regard d’un miroir que l’on croise, au courant de l’existence, au cœur d’une irisation troublante où la mémoire refait la traversée/un voyage au fil de reflets de soi surpris…
Comme en boucle le récit avance dans le rythme d’une limpidité interrompue/confondue lorsque le cours de la vie arrête un laps de lucidité la narratrice – lorsque son regard croise ces miroirs d’où remonte le flux éloquent toujours vif d’une mémoire en résurgence d’immersions ou de projections. Des îlots de poésie émergent véritablement par-ci par-là des surfaces de l’eau tranquille des habitudes ou du cours paisible ou inextinguible de la vie conjugale – éclaboussements d’écume et de sel dans le flux cyclique du tempo de la quotidienneté – ainsi cette odeur du sommeil des enfants, ce miracle éphémère qui tremble dans (l’)apesanteur irisée des bulles d’air, ce froissement de papier de soie blanc, papier fin presque translucide faisant courir une première salve de chair de poule sur le bras. Des passages émaillent les pages de cette poésie née du récit dans un flot de souvenirs teints de nostalgie et de fraîcheur :
En sortant de la salle de bains, j’éteins l’interrupteur et traverse la chambre plongée dans la pénombre, je passe le long du lit où m’attend mon mari. En faisant le noir dans la chambre, j’ai l’impression d’avoir aussi fait le silence. Je sors, enlève mes chaussures dans le couloir et les tiens à la main. Derrière la porte de la chambre de mon fils flotte l’odeur de son sommeil, je la reconnais dès que j’entre. Le sommeil des enfants a une odeur, puis, quand les enfants grandissent, l’odeur se perd. Le sommeil adulte n’a plus aucune odeur. Peut-être l’odeur n’advient-elle que lorsque le dormeur s’abandonne totalement. L’adulte conserve de la méfiance jusque dans son sommeil, il reste sur la défensive, ne lâche jamais, même quand il est profondément endormi. L’enfant, lui, lâche tout, tout de suite et s’en remet à la bienveillance ronde du kaléidoscope de la veilleuse où passent en boucle des grenouilles et des nénuphars.
Une synesthésie sensitive, sensorielle et sentimentale court au long de cette écriture du corps et des sensations, où la mémoire retrouve langage et tisse – inconsciemment ou à la surface irréfléchie, plus tard réfléchissante, des apparences – une identité fragile cousue dans la transparence d’une existence en quête d’un sens à rapiécer, par bribes d’éclats rehaussées d’eaux vives, toujours prête de sombrer, vulnérable, du bord de l’oubli. Une écriture du corps tant, que des effluves semblent émerger des lettres et du corps des phrases qu’elles forment, pour atteindre la sensibilité du lecteur. À ce propos l’histoire de la robe de tulle obtenue par la narratrice-enfant en guise de premier vêtement – Une robe. Une robe d’abord rêvée, puis promise et enfin portée – réveille de frémissantes et émouvantes sensations dans la chair des souvenirs comme dans celle, chair de poule, du langage qui enrobe l’événement :
Tout de suite le mot m’a plu. Tulle. Une syllabe solitaire. Une seule mais qui sonne. Avec de l’air dedans, du souffle. Du genre qui ne demande pas son reste, comme les bulles qui font ce qu’elles veulent, dans la direction qu’elles veulent et même meurent si elles le veulent (…).
– Elle sera prête samedi, j’irai la chercher, ma mère répondait.
Le samedi n’arrivait jamais. Aucun enfant n’a pour qualité la patience ou alors ce n’est pas un enfant. Enfin le fameux samedi a fini par arriver. Ma mère a rapporté la robe à la maison. Elle était emballée dans du papier de soie. (…)
La couturière a tenu sa promesse, elle a doublé la robe. Mais la doublure est presque invisible, la giboulée c’est le tulle, rien que le tulle. La température du tissu et celle de ma peau sont maintenant les mêmes, on ne sait pas qui s’est habitué à qui, la peau à la robe ou la robe à la peau, en tout cas la chair de poule s’est arrêtée de courir sur les bras et les jambes. En parlant des manches, la couturière a dit Manches ballons. Pour voir, je tire sur l’élastique, les manches se remettent aussitôt à leur place, comment elle a fait pour les coudre en forme de ballon, je me demande, c’est une magicienne ou quoi ? Les roses du tissu sont du même rouge que la trace du mercurochrome que j’ai au genou.
Ce roman, composé de vingt-quatre chapitres non numérotés ni titrés et répartis en trois parties, décline des histoires d’une vie exhumée de la mémoire en autant de reflets renvoyés par des miroirs brisés le plus souvent. Si la première partie intitulée Else restitue les pièces d’un puzzle assemblées durant l’enfance, la deuxième partie, Le détachement, transcrit une prise de distance avec l’image de soi-même, ses peurs inhérentes, en route vers une troisième partie laissant libre cours à « la vie intérieure ». Else remonte le courant d’une traversée poursuivie durant l’adolescence, avec ses écueils, ses îles, ses échappées, ses rêves, ses naufrages – tout un horizon des possibles tendu vers un avenir aux perspectives incertaines. Le temps de l’enfance et de l’adolescence est le temps des découvertes d’un monde et la prise de connaissance des choses, un temps sous influences, soumis à l’ascendance de modèles/d’idoles qui tombent, parfois, de leur piédestal (ainsi la sauvage Else pour la narratrice), idoles dont l’avenir révèlera la tenue/la teneur ou non dans l’étendue de la durée. Le lecteur sent au fil des pages que des bris de miroirs se sont brisés au fil du temps, fil chronologique d’une vie – celle de la narratrice – déroulé par l’écriture. La narratrice en ramasse des morceaux pour reconstituer un décor du puzzle. Des incipits de chapitres sonnent comme des assertions, des constats d’échecs inhérents aux aléas de la vie :
Les scènes cruelles devant le miroir peuvent avoir lieu dès l’enfance.
Nos reflets les plus cruels sont ceux qu’on entrevoit par hasard alors qu’on ne s’attend pas à les trouver dans notre champ de vision, alors qu’on regarde ailleurs et qu’on est soudain surpris par une image qu’on ne reconnaît pas immédiatement comme la sienne.
Toute une partie de sa vie, on veut ressembler à quelqu’un d’autre. Cette personne s’appelle alors un modèle.
Le regard des autres dans lequel se reflète ou d’où nous est renvoyée une image de nous-même, constitue aussi un miroir. Affronter ce regard peut susciter des peurs comme ancestrales, remontant du profond de (S)on âge, difficile à canaliser, apprivoisées avec le temps, dans Le détachement :
J’ai toujours peur (…) de me montrer nue devant l’homme que j’aime. Même sans cicatrice j’ai toujours peur d’apparaître devant lui.
Le miroir peut également rassembler les pièces de puzzle d’une vie qui s’éteint – miroir-mouroir :
Aujourd’hui je réclame non pas un mouchoir mais un miroir. Mon entourage est étonné, peut-être ils vont me faire des histoires.
– Un miroir ? ils répètent.
– De poche ou ce que vous aurez sous la main, peu importe, je leur réponds.
L’entourage m’en apporte un sans trop d’histoires. Je le prends soigneusement, le tiens devant moi et m’observe longuement. Ils s’interrogent, mais qu’observe-t-elle ainsi ? Son âge ? Mais le sait-elle seulement ? Son visage, sa coiffure ? Peut-être va-t-elle réclamer le coiffeur maintenant ou une crème de jour ? Ils se demandent ce que je vois, est-ce que comme eux je vois les traits usés par la maladie, la peau bistre parcheminée, ils retiennent leur souffle, peut-être elle va savoir avec le miroir, à la mine, aux traits, qu’elle va mourir, peut-être qu’elle veut savoir comment la mort va la cueillir, quelle tête elle aura à cet instant précis. C’est important de ne pas se voir déposséder de cet instant. Déjà qu’on ne voit rien à la naissance, au moins qu’on voie quelque chose à la fin.
Le temps qui passe, le temps vécu mais aussi, le temps intérieur de la durée dont l’expérience se réalise par mise en abyme et jeux de miroir reflétés ou brisés, dans ce roman de la mémoire recousant sur le fil de l’écriture le flux des images et des sensations vécues dans un passé en reconstruction dans la navigation du présent… tel est le voyage auquel invite Mon âge de Fabienne Jacob. Une traversée des apparences, voire au-delà des apparences – Narcisse & Orphée à la fois traversant le fleuve – l’un encore penché sur le reflet de sa propre image de vie, l’autre se retournant encore sur les restes de son passé – élevés dans la transcendance et la transfiguration d’un présent œuvrant à l’édifice d’un sens existentiel, dans l’inauguration d’un regard au sang neuf, rallumé de ses cendres par le brasier du langage et d’une introspection édifiante, d’un recours aux sources pour fluidifier et intensifier le cours plus dense d’une mémoire tisserande et constructive.
Le ton personnel, l’aspect autobiographique de ces bribes de récits construites dans le cours événementiel d’un roman, laissent place à une écriture empreinte de délicatesse, de nostalgie et de poésie. Des passages s’impriment dans l’esprit du lecteur, touché par la finesse, la profondeur et la justesse d’un regard discrètement posé sur le monde, celui de la narratrice offrant en partage des reflets de vies remplis d’ondoiements, de lignes brisées et de chatoiements. Un livre d’empreintes tracées sur la glace d’un miroir, traces non effacées dont on chercherait, dans la traversée du temps et des apparences, à retrouver l’unité/l’identité. Traces d’une mémoire collective retrouvée sur le chemin d’une conscience narrative singulière, par la grâce d’une écriture du corps et des sensations où l’Un & l’Universel se joignent pour renvoyer l’image et le texte d’un monde, de décors, d’un univers à envisager/ dans une expérience du temps intérieur/ Une et Universelle.
Murielle Compère-Demarcy
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