Moment d’un couple, Nelly Alard
Moment d’un couple, octobre 2013, 376 pages, 20 €
Ecrivain(s): Nelly Alard Edition: Gallimard
Autour de la rupture d’un couple. Autrement dit, « le » sujet du roman par excellence. Celui qui traverse les écritures de – presque – tous les écrivains. Les moments – tous – où l’arbre se fend de partout. L’orage au scalpel. Le – indépassé ? indépassable ? La femme rompue de Beauvoir, la référence. Du reste, comme le livre dans le livre, le poche – Beauvoir s’invite dans le récit de Nelly Alard ; il est relu, objet de comparaisons ; les personnages courent y lire la suite de leur propre histoire.
La nouvelle de Beauvoir finit par ces mots posés comme un voile de deuil : « J’ai – (la femme trompée) – peur. Et je ne peux appeler personne au secours. J’ai peur », quand ce livre-ci clôt sur : « Il – (un ancien amant) – l’appelle – Il y a un petit manque quand même. Ils se voient demain soir »… entre les deux romans, 60 ans. Un univers, une galaxie de différences ? Voire !
Souvenez-vous, le Beauvoir était une grosse nouvelle, architecturée comme un journal intime. Le « je » de la bourgeoise y faisait défiler, jour après jour, quand ce n’était pas heure après heure, la découverte de la tromperie, la perte – bille à bille – de « son » bonhomme, glissant inéluctablement vers une maîtresse, dont on sentait d’entrée de jeu qu’elle ne pouvait que rafler la mise. Planant au-dessus de tout ça, la grande Simone nous disait : – voyez, les filles, ce qui vous menace, toutes ! Elle ne disait pas « nous » ; elle avait dix coups d’avance ! Il ne nous restait plus, au bout, qu’à cotiser à une association féministe.
Le pavé – pas loin de 400 pages – de ce Gallimard-ci, renouvellerait-il à ce point le genre, mis à part le fait de sa situation chronologique ? Ou, est-on dans « Il faut que tout change pour que rien ne change » ? C’est à peu près ça, à pas mal de détails près, avec un parti pris d’autopsie de la chose – quasi médicale – qui fait de ce roman sur le « tout ordinaire » une vraie réussite, tant dans sa facture que dans le précis du miroir qu’il tend à son lecteur. On lit, d’une traite, en se disant, à chaque page – c’est bien ça ! En se demandant (suspense) que va-t-il bien pouvoir se passer maintenant ? En regrettant que la dernière page s’affiche, et en courant ranger le précieux bouquin, au droit du Beauvoir, évidemment, dans la bibliothèque – côté manuels qui peuvent servir…
En exergue, une définition – scientifique – pour ce propos littéraire : « moment d’un couple : produit de la distance des deux forces par leur intensité commune ».
« Voilà, j’ai une histoire avec une fille ; c’est une élue socialiste, ça dure depuis trois semaines et maintenant, elle veut que je te quitte… c’était son mari, Olivier. Il avait la voix altérée, comme à bout de souffle… ». L’autre a un nom prédestiné – Victoire – visiblement plus que borderline, et son harcèlement constant, comme une vraie migraine, va courir de SMS en mails et visites intempestives, sur le dos de Juliette, la narratrice, dont assez vite on choisit le wagon. Pas vraiment différent – peut-on se dire – de notre chère rompue beauvoirienne… surprise et souffrance ; re-surprise et re-souffrance. L’homme est dissimulateur, vilainement menteur à l’ancienne, à la gamin ne voulant pas se faire prendre dans la confiture. Elle, c’est raisonnable et posé, capacité d’encaisser en sus ; terre et ciel, diraient certains : « annoncer à ta femme d’un coup de portable que tu la trompes et la laisser se démerder avec les enfants pendant que tu vas consoler ta copine, ça ne t’a pas posé de problème ? – il avait son air fermé – je ne peux pas, répétait-il… » et ça voyage sur le demi-mille pages : elle demande qu’il recadre ; qu’il sache rompre, que ce soit net et propre ; il dit essayer, mais ne peut pas… Pfttt… On passe le temps à détester cet Olivier, vraiment trop immature, trop velléitaire, trop « comme les autres ». Ce n’est pas « La femme rompue », c’est « L’homme qui ne peut rompre ». Sourires.
Mais – maligne, cette Nelly Alard ! – pendant ce temps (on dirait une histoire racontée aux petits le soir ; plus vrais que vrais, les enfants du couple !) souterrainement, silencieusement – presque, un courant froid : la métamorphose de Juliette. Le côté pas vraiment immaculé des contes. De désespoir en injustice insupportable, de confidences aux copains en sommeil habité de cauchemars d’une banalité criante : « ils vont se coucher mais Juliette ne peut dormir. La pensée l’obsède qu’il ne se souvient pas d’avoir été amoureux d’elle », la dame prend peu à peu – c’est parfois imperceptible – ses lunettes d’entomologiste : comment ça marche, son Olivier ? Et, son chagrin, à elle, c’est fabriqué comment ? Elle creuse, observe au microscope ce diagnostic vieux comme le monde depuis chez les Adam et Eve : « elle se dit à nouveau pour la millième fois : qu’il s’en aille après tout. Mais impossible d’imaginer le triomphe de l’autre, impossible surtout de l’imaginer embrasser Johan et Emma ». Mine de mine, elle dépèce aussi ; elle opère, elle tranche dans le vif, avec cet air terrible des femmes, qui n’ont pas l’air : « Olivier… un soir Juliette l’avait regardé longuement sans rien dire et dans ce regard, il avait lu deux choses : la première, que Juliette l’aimait probablement toujours ; la seconde, qu’elle pourrait cesser de l’aimer s’il continuait à la trahir. Et, à cette pensée, il s’était senti littéralement mourir ». Olivier, peut-être, finalement ? Et de sortir notre mouchoir.
Au bout, le Beauvoir s’éloigne, sur la pointe des pantoufles. Ce n’est pas rien ces 60 ans de distance ; même si la musique des pleurs résonne encore, intemporelle, au fond de l’histoire, ça pianote, caustique, un rien glaçante, sur le portable. Prête pour une autre version du couple, la Juliette de Nelly… « j’ai peur… », on sourit !
Martine L Petauton
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