Little Brother, Raphaël Enthoven
Little Brother, mars 2017, 128 pages, 11 €
Ecrivain(s): Raphaël Enthoven Edition: Gallimard
Raphaël Enthoven a-t-il eu vraiment l’intention de réécrire les Mythologies de Roland Barthes, vaste entreprise destinée à décoder et à interpréter les signes de notre temps ? A l’instar de son inspirateur, l’auteur nous offre une trentaine de courtes réflexions qui décryptent le réel au gré de l’actualité culturelle, sociologique ou politique, allant de la sémantique de The Walking Dead à l’usage du selfie, de la cigarette électronique à l’uberisation sociétale initiée par Uber. L’ensemble est parsemé de nombreuses références philosophiques. Quelques-unes de ces chroniques attirent davantage l’œil et l’intérêt du lecteur.
Dans le chapitre La fin du monde n’aura pas lieu, à une époque où la moralisation de la vie politique fait problème, Enthoven émet deux formules saisissantes, illustrant en raccourci les fulgurances de sa pensée : « La science galope quand la morale claudique », « Ainsi naissent les savants fous et les tempéraments catastrophistes ».
A propos des émoticônes dont nous parsemons nos textes à l’envi, l’avis du philosophe est que celles-ci se contentent de répéter, sur un autre mode, ce qui vient d’être dit, message redondant et non pas, comme on pourrait le croire, interprétation personnelle d’un contenu objectif. Préciosité de notre temps digital.
Enthoven note également, avec un certain déplaisir, le glissement sémantique contemporain du verbe apprécier, qui d’une évaluation neutre, d’un soupèsement de la pensée, passe à une estime, une admiration, un jugement élogieux. Des réflexions sémantiques sur le hashtag (#) sont énoncées, hashtag qui rehausse le ton d’un cran, à l’instar du dièse, ou élève l’hyponyme au rang d’hypéronyme. La langue de bois est définie comme l’inverse du performatif : « quand dire, c’est taire ». Le vintage, la nostalgie sont également passés au crible, comme autant de phénomènes de notre temps.
Reprenant l’ancien adage « Quand le sage montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt », l’auteur le déconstruit en « Quand l’imbécile montre la Lune, le sage regarde le doigt (qui la montre) ». En d’autres termes, vaut-il mieux être myope et distinguer la source et les étapes d’un objectif, ou être hypermétrope et ne voir que le résultat, la destination, le but ? « Quitter le doigt des yeux, c’est se mettre le doigt dans l’œil ».
Enthoven avance ainsi à petites touches, avec brio, par formules saisissantes, en omettant des maillons de son raisonnement, ce qui fait de son discours à la fois un texte stimulant, mais aussi parfois à la limite de l’ésotérisme. C’est le propre de l’esprit barthien.
Enfin, les méfaits du « spoiler », qui annonce la fin d’une histoire ou révèle trop d’informations, au risque de supprimer le désir de connaissance, est évalué. Aujourd’hui prime la hantise du spoiler qui amoindrit l’effet de surprise, quand surprise il y a, qui supprime l’horizon d’attente, s’il est présent. Toutefois, nul n’ignore la fin de la vie, et à fortiori celle d’une fiction calquée sur la vie. Les péripéties seraient-elles moins importantes que le dénouement d’une fiction, ou celui de la vie ? Une belle conclusion pour un ouvrage à la fois stimulant et agaçant.
Sylvie Ferrando
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