Lettres III (1957-1965), Samuel Beckett
Lettres III (1957-1965), novembre 2016, trad. anglais (Irlande) Gérard Kahn, 812 pages, 58 €
Ecrivain(s): Samuel Beckett Edition: Gallimard
Un homme comme les autres ?
Partagé entre le besoin de solitude, de silence et la nécessité de répondre à de multiples sollicitations qui ne sont pas qu’intellectuelles, plongé – avec hésitation, puis enthousiasme – au sein du monde théâtral, Beckett – dans la période qui recouvre ces lettres – collabore à la mise en scène de ses propres pièces, travaille à des pièces radiophoniques pour la BBC, réalise Film (le plus grand film irlandais de tous les temps selon Gilles Deleuze) et revient, après 10 ans d’interruption, à la fiction, avec Comment c’est. L’auteur, dans ces lettres, est plus précis sur son travail, d’autant qu’il bénéficie d’une destinataire privilégiée, Barbara Bray, productrice, traductrice, critique. Elle le rencontre en février 1958 en produisant All That Fall (Tous ceux qui tombent). En suit une liaison intellectuelle et amoureuse méconnue.
Le personnage de Film (« O ») devient le double de Beckett, un cyclope particulier : « non doté d’un œil en moins mais d’un œil en trop ». Et à l’inverse de ce qui se passe dans Film, comme dans les pièces pour la télévision (en particulier « Quoi où », « …que nuages… » ou « Nacht und Traüme ») où le regard qui s’adresse au spectateur ne suscite ni l’approche, ni l’interpellation, tout dans la correspondance devient « un tutoiement sans tu à tutoyer ». Et si les personnages de Beckett sont soumis à de plus en plus d’absences, d’absences à eux-mêmes, au monde, l’auteur reste vivant et attentif aux autres. Secrètement dérouté et angoissé par eux il n’en fait jamais état. On est bien loin des jérémiades. Le langage reste un contrat par lequel la poursuite de la forme n’est qu’une poursuite technique du temps.
Telle Mlle Skunk d’Eleuthéria, Beckett pourrait dire « Je ne sais pas ce que tu veux dire quand tu parles de la vie et de vivre ». Néanmoins il reste muet sur ce point en ces lettres qui recollent des séquences de vie et leur donnent un effet de réel. Et qu’importe si, selon Virilio, il s’agit d’« un effet de réel sans effet ». Le réel n’est plus contrôlable mais sans que Beckett en souligne les convulsions. Il se contente d’en déplacer les lignes et « honni soit qui symbole y voit », pour reprendre la devise ultime de Watt.
Néanmoins la correspondance permet de casser ce qui est dit déjà dans L’Innommable : « dans ma vie puisqu’il faut l’appeler ainsi, il y eut trois choses, l’impossibilité de parler, l’impossibilité de me taire, et la solitude physique ». D’où toutes les inventions épistolaires de Beckett pour être un homme comme les autres et qui ne les gratifie jamais de ses miasmes. Mais à l’inverse de ses propres personnages, il n’est jamais un spectre, ou comme dans « …que nuages… » un « homme assis sur un tabouret invisible, courbé sur une table invisible ».
Jean-Paul Gavard-Perret
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