Lettres à Eugène, Hervé Guibert/Eugène Savitzkaya
Lettres à Eugène, correspondance 1977-1987, Hervé Guibert, Eugène Savitzkaya, 2013, 144 pages, 15,90 €
Ecrivain(s): Hervé Guibert Edition: Gallimard
Il y a toujours quelque chose d’émouvant à lire un livre que l’on sait être le dernier d’un écrivain. Depuis la mort d’Hervé Guibert, en décembre 1991, une dizaine d’inédits ont paru. Des romans, des recueils de textes courts, d’articles, des livres de photographies et le journal de l’auteur, Le Mausolée des amants. Mais cette correspondance constitue le dernier texte fantôme, renferme les derniers mots d’outre-tombe : « Avec ces Lettres à Eugène s’achève donc la publication des œuvres inédites posthumes d’Hervé Guibert, telle qu’il en avait fixé le plan, avant sa disparition » note l’éditeur de la présente édition. Guibert, ici, nous envoie ses dernières lettres.
Ces lettres, ce sont celles qui furent échangées entre Hervé et Eugène Savitzkaya. Tous deux firent partie des « jeunes écrivains de Minuit ». De la fin des années 70 jusqu’en 1982, ils contribuèrent à la Revue Minuit, d’abord dirigée par Tony Duvert puis par Mathieu Lindon. Dans l’avant-dernier numéro, figurait Une rencontre entre Eugène Savitzkaya et Hervé Guibert précédé d’une Lettre à un frère d’écriture. Ce frère, c’était Eugène, et Hervé lui écrivait :
« Je t’aime à travers ce que tu écris. Je t’aime en train d’écrire. J’aime la posture de ton corps à ce moment, j’aime tes cheveux longs et raides, d’une blondeur anémiée […] Je rêve d’une fraternité d’écriture » (Lettre à un frère d’écriture in La piqûre d’amour et autres textes suivi de La chair fraîche, Gallimard, 1994).
Ils se retrouvèrent, de 1987 à 1989, pensionnaires à la Villa Médicis, ce qui valut à l’écrivain belge de devenir un des personnages de L’Incognito (1989) : « Matou ».
A l’origine de ces lettres, il y a un coup de foudre littéraire. « J’ai aimé votre livre, alors je vous envoie le mien ». Cette première lettre est datée du 21 avril 1977, alors que viennent de paraître Mentir, premier roman d’Eugène et La Mort propagande, premier recueil d’Hervé. Mais au coup de foudre littéraire se superpose, de la part d’Hervé, au début tout au moins, un amour d’un autre ordre, qui va au-delà de l’écriture. « Ne me tiendras-tu pas trop de rigueur de te l’avouer : je suis amoureusement triste. Je pense un peu trop à toi et aux moments que nous avons passés ensemble pour ne pas l’être. L’amour m’apparaît comme une obsession volontaire, une décision incertaine ». Cependant, Hervé aime seul : « (j’aimerais tant que tu sois amoureux de moi et que je ne t’en aime pas moins pour autant, que nous fassions les fous ensemble) ». Eugène est avare en mots, ne répond pas à toutes les missives : « abondance de lettres […] abondance de silence ». Hervé, lui, les attend, les guette dans sa boîte, les retourne dans ses mains avant de les ouvrir : que contiendront-elles ? « Trouver ta lettre ce matin après tout ce silence me fait trembler de peur : je pressens des injures abominables, des menaces, des ultimatums d’oubli éternel ».
Mais au fur et à mesure que progresse l’échange épistolaire, la relation change. Eugène se fait plus doux, lui envoie des photos de lui, des images – que Guibert conserve ou utilise pour soigner une paupière qui bat sans cesse – ou un talisman, qu’il portera autour du cou. Hervé est moins en attente, moins impatient. Toutefois une immense affection demeure, une tendresse et une délicatesse réciproques ont dompté les élans plus fulgurants d’Hervé. Ils parlent de l’écriture, de L’Autre journalauquel collabore Guibert après son départ du Monde, en 1985 et pour qui Eugène écrira quelques articles. De Marguerite Duras, aussi, le temps de quelques lettres, qui les déteste autant l’un que l’autre : « Nous irons ensemble si tu veux bien pisser sur la tombe de Marguerite Duras : elle est vraiment trop teigneuse. Elle ne t’aime pas non plus : tu écris trop bien mon Eugène ».
Cette correspondance nous reste comme un livre sur le sentiment amoureux, ses excès, ses nuances, sa délicatesse, sa persistance et ses variations. Elle se lit comme un élément à part entière de l’œuvre de Guibert, lui qui accordait tant d’importance à ce genre d’écriture quotidienne, à ce genre de mots, qu’il consignait dans des boîtes, des carnets et qui étaient souvent appelés à se métamorphoser dans ses récits… Ces lettres étaient aussi son œuvre ; d’ailleurs, il note en 1984 être devenu « « un écrivain de lettres à Eugène ». Alors, elles ne peuvent que nous toucher, profondément, nous rappeler une dernière fois à lui et au manque qu’il suscite en nous.
Arnaud Genon
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