Les Magiciennes et autres idylles, Théocrite (par Didier Smal)
Les Magiciennes et autres idylles, Théocrite, Gallimard, Coll. Poésie, trad. grec ancien, Pierre Vesperini, novembre 2021, 192 pages, 11,50 €
Edition: Gallimard
De Théocrite, l’on sait peu de choses, à peine de quoi remplir une page, au fond. Par contre, de sa postérité, de l’influence qu’ont eue ses Idylles, depuis Virgile jusqu’à Leconte de Lisle, du sens qu’ont ces poèmes, de leur place exacte dans l’histoire de la littérature en tant qu’émergence écrite et non plus essentiellement orale, l’on trouvera aisément des volumes entiers de glose. L’on trouve aussi des traductions, intégrales ou partielles, de son œuvre. Il y a celle d’Émile Chambry, dans une belle prose (celle dont il s’est aussi servi pour Le Banquet de Platon, entre autres), il y a quelques vers traduits avec souplesse et élégance dans l’Anthologie de la poésie grecque aux Belles Lettres, il y a ceux, extrêmement vivaces, proposés par Emmanuèle Blanc dans l’Anthologie de la littérature grecque chez Folio, il y a ceux, un rien guindés, choisis par Yourcenar dans La Couronne et la Lyre. Ceci n’est qu’un relevé au fil de lectures diverses, non spécialisées. Désormais, il y a Les Magiciennes et autres idylles, présentées, éditées et traduites par Pierre Vesperini.
Celui-ci, dans une préface sobre, indique la nature de son travail, mais aussi de sa relation à la poésie de Théocrite : « Je ne savais rien de Théocrite avant de le traduire. Bien plus : je ne l’aimais pas ». À ceci près qu’une fois confronté à cette langue « effroyablement complexe », Vesperini devint « fou de Théocrite ». C’est donc une histoire d’amour qui, en quelque sorte, est à lire dans les pages de la présente anthologie – tellement puissante, cette histoire, que Vesperini a choisi d’adjoindre à des poèmes certifiés de Théocrite d’autres dont l’origine est douteuse, mais qui ont pour vertu d’être dignes du poète – un peu comme on associe à l’être aimé des objets pourtant non touchés de sa main mais que l’on imaginerait volontiers dans sa main. Comprenne qui pourra.
Cet amour pour Théocrite explique la nature de la présente anthologie, qui refuse de trancher entre le plaisir pur de la lecture et le désir de partager un savoir d’ordre linguistique ou mythologique : les vers se succèdent avec un bel allant, mais Vesperini s’est refusé la facilité d’un écart trop important au texte d’il y a deux mille trois cents ans pour le rendre à tout prix accessible au lecteur moderne : si certes, et il s’en explique, il évite certaines répétitions et ampute de la sorte d’un vers l’une ou l’autre idylle, il use d’un lexique aussi précis que possible eu égard à la langue de Théocrite, se fiant à l’étymologie la plus ancienne – et tout cela est expliqué dans un jeu de notes réunies à la fin de chaque poème. Le lecteur peut ainsi se laisser prendre au rythme et aux images du poème lu, puis y retourner pour s’assurer d’une compréhension plus approfondie. En ce sens, Vesperini permet une approche à la fois sensible et intellectuelle de l’œuvre de Théocrite, laissant libre le lecteur de l’accompagner dans cette oscillation, de pencher de l’un ou de l’autre côté.
Quant au contenu des présentes idylles, il représente peut-être la diversité humaine, comme dans tous les grands poèmes : du badinage, des références aux mythes qui nous dépassent, des considérations sur le quotidien et puis l’amour, encore l’amour :
« Aujourd’hui je connais Désir : c’est un dieu qu’il faut porter ; sans doute une lionne
L’a allaité, et sa mère l’a élevé dans une forêt sauvage,
Pour qu’il me brûle et blesse jusqu’à l’os ».
Pour qui est familier de l’idylle, intitulée Sérénade par Vesperini, dont sont extraits ces trois vers, leur traduction peut surprendre – ainsi Chambry, dans sa propre Aubade, voit-il par exemple en Éros un dieu « redoutable » – mais le présent traducteur explique son choix, qu’on sent aussi sensible que réfléchi, et qu’on finit par adopter de même.
Pour autant, la présente anthologie propose-t-elle la traduction absolue et indépassable de l’œuvre de Théocrite ? Vesperini lui-même ne répondrait pas par l’affirmative, lui qui a dû passer des heures à tenter de venir à bout de la langue de Théocrite – par contre, étant donné la façon dont il évoque et justifie son appropriation de l’œuvre de Théocrite, il est certain que Les Magiciennes et autres idylles, pour qui ne lit pas le grec ancien couramment, représente une belle façon d’approcher le plus célèbre des bucoliques grecs, peut-être la plus complète disponible à ce jour.
Didier Smal
Théocrite, né vers 310, mort vers 250 av. J.-C., est un poète grec, auteur de mimes, d’idylles pastorales et de contes épiques. Son œuvre, bien que mince, a eu une influence déterminante sur toute la poésie occidentale.
Pierre Vesperini est un ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, ancien membre de l’École française de Rome, docteur en histoire et sémiologie du texte et de l’image, et l’auteur de La philosophia et ses pratiques d’Ennius à Cicéron, de La Philosophie antique, Essai d’histoire, et de plusieurs articles d’anthropologie historique de la philosophie antique. Il est membre de l’Instituto de Filosofia de l’université de Porto.
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