Les Filles du Pasteur, D.H. Lawrence
Les Filles du Pasteur, trad. de l’anglais par Colette Vercken et Bernard Jean, 272 pages, 9,90 €
Ecrivain(s): D. H. Lawrence Edition: Gallimard
En 1914, D.H. Lawrence (1885-1930) publie son premier recueil de nouvelles, intitulé The Prussian Officer, dont sont extraites les sept nouvelles traduites en français et réunies sous le titre Les Filles du Pasteur. Il n’a alors publié que trois romans, dont un au moins a rencontré un certain succès critique, Amants et Fils (1913), mais on est encore loin du roman qui lui vaudra sa réputation, littéraire et sulfureuse à la fois, L’Amant de Lady Chatterley (1928), l’un des romans les plus puissants du vingtième siècle. Pourtant, dans les sept nouvelles ici réunies, certaines des thématiques propres à l’œuvre de Lawrence sont déjà présentes, et développées avec talent dans des histoires solides aux personnages consistants.
La nouvelle qui donne son titre au recueil voit Lawrence puiser son inspiration, comme il le fera pour, par exemple, La Fille Perdue (1920), dans son histoire familiale, lui le fils de mineur qui grandit dans une petite ville du centre de l’Angleterre : elle raconte l’histoire d’un pasteur anglican pauvre s’établissant à « Aldecross », ayant avec sa femme plusieurs enfants, parmi lesquels deux filles, Mary et Louisa. Cette nouvelle, longue d’environ quatre-vingts pages, offre un aperçu sur ce que peut être la vie dans une petite ville minière, la pauvreté qui s’y accroche – on est quasi du côté d’Orwell, à se demander si celui-ci n’aurait pas lu Lawrence dans sa jeunesse…
Mais elle raconte surtout les destinées sentimentales des deux filles aînées du pasteur : en gros, l’une choisit l’intellect, l’autre choisit le sensuel, comme si les deux choix étaient nécessairement antinomiques, et ici se dessine un des leitmotives de l’œuvre de Lawrence : la décision consciente d’aller contre les convenances (ce que fait celle qui choisit le sensuel) au profit de l’épanouissement personnel. Cette thématique éclora en toute splendeur dans L’Amant de Lady Chatterley, cela va sans dire, tout en y conservant cette préoccupation essentielle pour l’auteur : les disparités sociales, la pauvreté, et leurs conséquences sur, si pas le bonheur, du moins le bien-être.
De sensualité, il est aussi question dans les deux nouvelles suivantes du recueil. Dans L’Officier Prussien, le lecteur est confronté à un trio amoureux inédit : un officier prussien, son ordonnance et la fiancée de celui-ci, l’attirance, socialement contrariée et inavouable même in petto, du premier pour le second empêchant celui-ci de voir la troisième, jusqu’au drame final et à l’épiphanie pour le sans-grade. L’officier et son ordonnance trouveront la mort, comme d’un excès de frustration ne pouvant se résoudre que de la sorte, et le lecteur ne peut s’empêcher de penser que si l’officier s’était avoué son homosexualité et avait cessé d’à tout prix vouloir dominer son ordonnance, l’issue eût été tout autre – probablement ce que voulait démontrer Lawrence. Dans L’Epine dans la Chair, il s’agit d’un soldat qui pense avoir tué un officier et trouve refuge chez une jeune femme, qu’il trouble (Elle se sentait mal à l’aise, troublée au plus profond d’elle-même. Personne ne l’avait encore touchée, elle aimait son intégrité. Un instinct farouche la faisait se dérober à tout contact) ; c’est une histoire de lutte des classes, mais aussi de lutte contre la sensualité, et la première lutte se finit très mal tandis que la seconde n’a que le temps de naître. Dans ces deux histoires militaires, l’empathie de Lawrence va clairement aux dominés, qui sont aussi les sensuels – façon pour lui de désigner déjà l’hypocrisie vertueuse des classes dirigeantes ?
Les quatre autres nouvelles du recueil sont moins marquées par la thématique sensuelle mais la question de la pauvreté y est très présente, quand elle ne se transforme pas en lutte des classes pour le cœur d’une jeune femme (Couleur du Printemps). Ailleurs, on trouve des traces de Maupassant (Le Bas Blanc, qui procède d’une belle ironie de situation – où, en sus, il est à nouveau question d’un patron cherchant à se gagner les faveurs d’une femme mariée à un de ses anciens employés ; influence semblable pour Le Baptême, d’une brièveté aussi exemplaire que cruelle), et même, et la chronologie permet de le supposer, une tentative d’écriture cinématographique (les premières pages de L’Odeur des Chrysanthèmes, avec le passage du train dont on ne résiste pas à reproduire les premières lignes : Cahotante, avec un bruit de ferraille, la petite locomotive n°4 descendait de Selston avec sa charge de sept wagons. Elle apparut au tournant, toute pleine de son importance, mais elle fut dépassée en un petit temps de galop par le poulain qu’elle avait fait bondir à son fracas, du milieu des ajoncs qui scintillaient encore faiblement dans l’humide crépuscule – cette seconde phrase seule est magnifique et justifie l’admiration qu’on peut avoir pour le style limpide de Lawrence). Le tout forme un corpus solide d’histoires aux personnages plausibles : pas d’êtres d’exception chez Lawrence, que des êtres que l’on eût pu rencontrer dans la Grande-Bretagne de l’époque, dans des situations parfois tragiquement banales (la mort au fond de la mine pour L’Odeur des Chrysanthèmes).
Au total, durant ces sept nouvelles, on peut, en étant sévère, considérer que Lawrence exerce son talent, tant narratif que stylistique ou, c’est vraiment prégnant, thématique, et il est vrai qu’on n’en recommanderait pas la lecture à qui aborderait l’œuvre de cet auteur pour la première fois : ce qu’ont d’exceptionnel ces récits ne se révèleraient peut-être pas de prime abord, puisqu’on le constate en comparant avec des récits postérieurs. D’un autre côté, le talent en question est déjà bien affirmé, et ces nouvelles sont à recommander à tout amateur de Lawrence qui n’en aurait pas encore pris connaissance, voire à tout qui serait curieux d’un recueil de très bonnes nouvelles montrant avec intelligence et sensibilité l’Angleterre prolétaire d’avant la Première Guerre mondiale, moment crucial pour une relative émancipation sociale. Mais c’est une autre histoire encore…
Didier Smal
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