Les filles au lion, Jessie Burton
Les filles au lion, mars 2017, trad. anglais Jean Esch, 484 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Jessie Burton Edition: Gallimard
A la page 366, un personnage (il vient de perdre son épouse), parlant du premier mari de celle-ci – un juif disparu pendant la Seconde Guerre mondiale – soupire : « Hitler, voilà ce qui lui est arrivé. Comme à nous tous ». Entre 1936 et 1945, deux catastrophes majeures sont arrivées à l’Europe : la guerre civile en Espagne et les nazis. Jessie Burton fait germer son histoire dans ce terreau gorgé de sang. Le roman est dense, méticuleux, passionnant. Et double. La première histoire que découvre le lecteur est située à Londres, en 1967. La seconde en Andalousie, en 1936, juste avant le début du conflit féroce qui opposa les nationalistes et les républicains espagnols.
En 1962, Odelle Bastien, jeune noire née et grandie à Trinidad, dans les Caraïbes, arrive à Londres. Hitler lui est arrivé à elle aussi – son père, engagé dans la RAF, a été abattu au-dessus de l’Allemagne pendant la guerre. Odelle veut devenir écrivain. En attendant, et pendant les cinq années qui précèdent le début du roman, elle est vendeuse dans un magasin de chaussures. Cet emploi l’ennuie, et elle aimerait bien changer pour quelque chose de moins éloigné de ses projets littéraires. Une galerie d’art, enfin, accepte sa candidature.
Par un enchaînement étonnant mais assez logique, elle va se trouver en situation de faire le lien entre son petit ami qui vient d’hériter d’un tableau et les responsables de cette galerie d’art où elle accomplit un travail de dactylo. Sa nouvelle patronne, Marjorie Quick, va être pour Odelle une rencontre décisive.
« Elle avait son nom gravé sur une plaque de cuivre fixée à sa porte. Je me suis demandé combien de femmes à Londres, en l’an 1967 après Jésus-Christ, possédaient leur propre bureau. Les femmes des classes populaires exerçaient des métiers ingrats, elles étaient infirmières, ouvrières dans des usines, vendeuses ou dactylographes comme moi, et ça depuis des dizaines d’années. Mais c’était tout un monde d’écart, un périple presque irréalisable, avant d’avoir votre nom gravé sur une porte ».
La première histoire (à la première personne) est contée par Odelle en alternance avec la seconde (à la troisième personne) qui est située, elle, dans une propriété de l’Andalousie rurale où la famille Schloss (les parents et leur fille unique Olive, dix-neuf ans) passe des vacances. Harold Schloss, le père, est un marchand d’art viennois à qui la mécène et collectionneuse d’art moderne Peggy Guggenheim écrit et achète des tableaux. Sarah, son épouse qui s’ennuie mortellement dans son mariage, est une riche héritière anglaise. Nous sommes en 1936 donc, et nous comprenons peu à peu qu’en réalité, le séjour andalou est une sorte de repli, le père ayant de plus en plus de mal à exercer son activité professionnelle dans son pays du fait qu’il est juif. En vérité (il ne le perçoit pas, occupé par une maîtresse et la passion de son métier), l’espace de vie habituel est tout simplement en train de lui être confisqué comme à beaucoup d’autres en ces années cruelles. Ce qui attend les trois membres de cette famille est terrible – en privé comme en public si l’on ose dire.
Jessie Burton est un auteur patient. Chacune des deux histoires, la londonienne et l’andalouse, disons, est élaborée, minutieuse, vraie. Et paisible, malgré tout. Le lien entre les deux récits, la continuité entre les deux apparaît peu à peu – des pièces d’un puzzle passionnant que (re)compose l’esprit captivé du lecteur. Grande maîtrise de romancière ! La guerre civile espagnole n’épargnera pas du tout la famille Schloss. Le drame espagnol, pour eux, s’enchaîne avec celui qui ravage toute l’Europe ensuite. Que devient le couple Schloss après qu’il a embarqué sur un bateau de sauvetage britannique ? Et les œuvres de ce jeune peintre du cru découvert par Harold qui, affirment les connaisseurs, serait devenu l’égal d’un Miró ou d’un Picasso s’il n’avait pas disparu pendant la guerre civile ? (le titre choisi par l’éditeur français décrit un de ses tableaux). Comment expliquer la réapparition à Londres, trente années après, d’un chef-d’œuvre de ce fameux jeune prodige andalou ? On le comprend : Les filles au lion est un récit à énigmes, un roman à suspense. Un suspense qui n’est pas que d’ordre narratif, qu’une combinaison habile des éléments de l’intrigue ; les questionnements sont profonds (la vérité historique, l’improbabilité d’être artiste pour une femme en des temps pas si lointains, l’imposture en art, ce monde nouveau où le colonisé d’hier regarde et juge avec…).
« Certains estimeront que j’ai eu tort de garder le silence durant toutes ces années. Après tout, les rares fois où un tableau d’Isaac Robles est mis en vente, il atteint des sommes astronomiques. Olive Schloss méritait la gloire de l’artiste, Lawrie méritait de connaître toute l’histoire, mais ces choses-là – une histoire complète, la gloire d’un artiste – existent-elles ? Y a-t-il une bonne façon de regarder à travers le miroir ? Tout dépend d’où vient la lumière ».
Odelle Bastien est un être réservé, sur ses gardes (le racisme est ambiant) mais elle a un esprit très attentif et éveillé qui veut savoir et comprendre. Ce tempérament la singularise par rapport à son entourage. Le roman que nous lisons est, de fait, le développement des interrogations qui la préoccupent – elle écoute volontiers aux portes, fouine dans des maisons où elle est à peine invitée, au risque très réel d’être licenciée ou expulsée. Sa part de récit – le roman londonien – est une enquête, tâtonnante, quasi inconsciente certes, mais une véritable et passionnante enquête où elle met bout à bout et interprète les menus faits troublants qu’elle perçoit ou constate chez sa patronne, dans la maison familiale de son petit ami, ainsi de suite ; des éléments enfouis ou dissimulés parce qu’ils sont douloureux pour les personnes concernées. A la fin du roman toutefois – et c’est là une originalité plaisante –, le lecteur en saura un peu plus que l’enquêtrice.
Théo Ananissoh
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