Les exploits d’un jeune Don Juan, suivi de Les Onze mille verges, Guillaume Apollinaire
Les exploits d’un jeune Don Juan, suivi de Les Onze mille verges, 2013, préface de Christelle Taraud, 284 p. 7,65 €
Ecrivain(s): Guillaume Apollinaire Edition: Rivages poche
Rien n’est aussi contagieux que le sexe. Les moralistes de tout poil, qui n’ont souvent été à cheval que sur les principes, le savent bien qui, siècle après siècle et de quelque bénitier qu’ils se réclament, se sont acharnés à interdire ces « livres qu’on ne lit que d’une main » dont parlait Jean-Jacques Rousseau. Qu’il y ait là, dans ces pages, quelque chose qui plonge au plus profond de l’indicible, qui nous ramène au fond de ces désirs aveugles, informulables, inavouables, et où l’on retrouve le corps immédiat de l’autre, dans cette disponibilité réciproque où l’on pourrait mourir, bref qu’il s’agisse d’une liberté d’être à laquelle personne n’est jamais obligé, mais où l’humanité entière se donne toujours son rendez-vous nocturne, de quelque façon qu’elle l’accepte ou qu’elle le refuse, tout cela n’y aura jamais rien fait. Les interdictions continuent de tomber comme des couperets.
Par chance, écrire a moins à voir avec la loi qu’avec les tumultes qui nous agitent. Et l’on peut au moins savoir gré à cette littérature pornographique de nous rappeler ce que doit être toute littérature, une incitation qui engage l’être entier, un précipité qui nous arrache à la torpeur du quotidien : une insurrection qui détruit les confortables digues protégeant trop souvent nos tiédeurs respectives des ravages de l’art.
On peut peut-être s’étonner de la hiérarchisation dans laquelle la Petite Bibliothèque Payot vient de rééditer en un volume les deux romans pornographiques de Guillaume Apollinaire, lecteur avéré de Sade encore sous le manteau, et l’un des premiers à inventorier les ouvrages interdits de l’enfer de la Bibliothèque Nationale. Rien ne semble en effet favoriser la prééminence des Exploits du jeune don Juan (1911), sur Les onze mille verges (1907), autrement plus célèbre, et on ose le croire, à juste titre.
Les exploits du jeune don Juan, qu’on sait aujourd’hui être la traduction libre d’un texte allemand, reprend pour le pervertir le modèle du roman d’apprentissage. Bel apprentissage, en réalité : le narrateur, en villégiature à la campagne avec mère, tante, sœurs, et domestiques divers, sombre dans une frénésie de sexe domestique après avoir inopinément aperçu le cul de sa sœur, au détour d’une galipette involontaire dans les escaliers. Onanisme, fellation, triolisme, ondinisme, zoophilie, sodomie, sadomasochisme, coprophilie et autres joyeusetés… Tout y passe, en une savante gradation des perversions que la proximité d’un confessionnal et d’une chapelle rendent délibérément blasphématoires. Le travail en famille, en somme, et pour la grandeur de la patrie s’il vous plaît, car si toutes les femmes de la maison se retrouvent finalement enceintes, la morale est sauve : « j’accomplis un devoir patriotique, celui d’augmenter la population de mon pays ». Nous voilà rassurés.
Plus exotiques si l’on veut, plus variées dans les perversions, plus invraisemblables encore, les amours du prince Vibescu, que nous content Les onze mille verges, atteignent le comble du grotesque, sans souci d’aucune espèce de progression qui organiserait ici les fantasmes. Sans doute la présence joliment active de Culculine d’Ancône et Alexine Mangetout, deux pétroleuses en herbe aux noms à se pâmer, ainsi que celle de Bandi Fornoski, vice-consul de Serbie et ci-devant enculeur tout terrain, et Fédor, « l’homme aux trois couilles », donne un côté plus débraillé encore au catalogue des perversions extrêmes (pédophilie, coprophagie, nécrophilie…). C’est, de Bucarest à Paris, de Paris à Saint-Pétersbourg, ou dans un camp nippon de Port-Arthur, du grand Rocambole version triple X. Et l’écriture elle-même se veut plus libre, plus volontiers ludique, distillant un humour héroï-comique en total décalage avec l’ahurissante violence de certaines scènes.
D’un texte à l’autre, l’hypotypose la plus crue passe paradoxalement par un délire d’hyperboles que n’empêche pas tout un réjouissant vocabulaire du corps et des choses du sexe. En sus des traditionnels « vit » « pine » « troufignon » ou « braquemart », on appréciera les plus originaux « sucre d’orge » « boute-joie » « cure-dents » « as de pique » ou la coquetterie désuète des deux « t » de « bitte ». Il y a la chose, et il y a ce qu’on lui fait : gamahucher, léchotter, se gougnotter, se glottiner, faire minette, faire un petit salé, faire les ciseaux, manuéliser, fouiller le sillon…
Autant de réjouissances lexicales supposées donner littéralement l’eau à la bouche, et qu’il est alors assez navrant de voir lues, dans la préface qu’en donne Christelle Taraud, comme un marqueur de la domination masculine. Que Christelle Taraud ait tant de mal à reconnaître la part d’humour et de grotesque des textes est assez révélateur des lunettes morales et idéologiques d’une lecture qui passe pour le coup totalement à côté de l’énormité assumée de la pornographie d’Apollinaire. On a beau jeu de vitupérer contre le « dimorphisme sexuel » (sic), ou de dénoncer ici comme ailleurs la « boîte à fantasmes masculins » (re-sic), individualisant toujours le pénis et massifiant au contraire le con, etc. Tout cela, pour prétendument nous convaincre que « ce qui frappe, c’est moins le caractère subversif des deux romans que leur paradoxale adéquation, pour un genre qui se targue de véhiculer des contre-valeurs, aux normes de classe, de genre et de race de la société dominante », et in fine, inscrire alors tout entière cette littérature (constamment censurée, et par des hommes y compris, faut-il le rappeler) dans « un système de domination réel et violent ». Vrai qu’il reste encore beaucoup de combats à mener, et personne ne songerait par exemple un instant à réfuter la marchandisation de la femme dans une certaine pitoyable industrie porno, ni ce que les scandaleuses statistiques nous apprennent en matière de violence conjugale.
Mais l’outrance pornographique, qui emmanche indifféremment tout ce qui s’emmanche, ne se mesure pas à l’aune du réel, fût-il révoltant à plus d’un titre. Heureusement que quelques femmes, Annie Le Brun en tête, sont aussi là pour nous le répéter.
Frédéric Aribit
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