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Les aventures d’un sous-locataire, Iouri Bouïda (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 13.10.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Russie, Gallimard

Les aventures d’un sous-locataire, octobre 2021, trad. russe, Véronique Patte, 456 pages, 24 €

Ecrivain(s): Iouri Bouïda Edition: Gallimard

Les aventures d’un sous-locataire, Iouri Bouïda (par Léon-Marc Levy)

 

On pourrait d’abord croire lire avec ces aventures de Stalen le récit des pérégrinations picaresques d’un personnage haut en couleurs, drôle, attachant, capable d’un humour féroce mais toujours sensible et généreux. La dimension comique de ce roman saute aux yeux – en particulier dans les 150 premières pages – et fait d’ailleurs de cette lecture un temps de sourire réjouissant. Les déambulations de Stalen, dans un Moscou fascinant, glacial dessus, bouillant dessous, ramènent à la grande littérature d’aventure que Bouïda salue d’ailleurs par les titres qu’il donne à chacun des chapitres de ce roman :

Chapitre 1, Où il est question du bouton supérieur d’une chemise, de métamizole sodique et de diminution de frais d’entretien / Chapitre 2, Où il est question de la promiscuité de l’existence, d’une femme à la petite vessie et de poésie picaresque.

Picaresques, les aventures de Stalen le sont. Ses rencontres émaillées de personnages improbables et d’événements ahurissants, de situations absurdes et débraillées, font parfois penser à Rabelais et, plus près de nous, au formidable Finlandais Arto Paasilinna. Une galerie bigarrée, essentiellement de femmes pour le moins originales, dont l’univers de Stalen se trouve peuplé à son grand effarement mais aussi à sa joie d’être. Comme cette Poupa, Olga Poupyrieva de son vrai nom, correctrice du manuscrit des récits de Stalen qui vont être bientôt publiés, qui lui donne – entre autres – la méthode pour faire disparaître un cadavre après assassinat, dont voici un extrait :

« Ce n’est pas si difficile que ça, dit froidement Poupa. […] Puis scier la tête. C’est plus commode de couper la colonne vertébrale à l’aide du burin. Couper tout ce qui est possible de couper, le passer au hachoir, puis le jeter dans la cuvette. Scier le crâne en deux, débarrasser les os de tout ce qui peut l’être, jeter et laver ce qui reste dans la baignoire. Couper les phalanges des doigts à l’aide du burin ou d’une petite hache, puis les jeter dans la cuvette également. Pour finir il ne reste qu’un squelette sans mains ni pieds ».

Les figures grotesques qui jaillissent sur les sentes moscovites de Stalen ressemblent à s’y méprendre à l’étrange période que traverse le pays, l’URSS d’abord, jusqu’en 1992, puis la dé-URSS, sa décomposition, la déconfiture des idéaux et des rêves, la démolition pierre à pierre d’un empire qui n’était pas seulement une puissance matérielle, économique et militaire mais d’abord, en fin de compte, l’agglomérat des misères et des utopies qui en furent issues pendant près d’un siècle et qui tint ensemble des peuples autour de la grande illusion communiste. Bouïda est l’écho de ce paradoxe à travers son narrateur, Stalen, qui sans cesse dit, dans sa langue particulière pétrie d’un humour très russe – très juif – sa nostalgie et son horreur des décennies de pseudo dictature du prolétariat qui fut de fait celle d’un seul homme, son presque homonyme, Staline. Nous lisons probablement le plus grand roman jamais écrit sur le basculement historique, les basculements de la Russie : celui de 1917 évoqué de façon récurrente et celui des années 90, centre narratif du livre. Tout est dans l’entre-deux, le passage, de l’état tsariste à l’état soviétique puis à la Russie d’après, le passage des individus soumis à ces tempêtes de l’Histoire qui tissent leurs histoires particulières. Le chamboulement du pays résonne dans le chamboulement des êtres, des esprits, des équilibres de chacun, faisant naître ces personnages improbables qui jalonnent le chemin de Stalen, des fous ou des monstres parfois.

« Tous ces gens qui ont été éduqués dans la Russie tsariste, tous ces avocats, ces officiers, ces professeurs, ces journalistes, ces prêtres qui ont étudié dans d’anciennes universités, ces admirateurs de Tolstoï, de Fet et de Tchaïkovski sont devenus, sans le moindre état d’âme, des bourreaux, des monstres impitoyables […] ».

C’est aussi le roman de Moscou, omniprésente, glauque et glorieuse. Le métro de Moscou, pris entre les architectures monumentales de certaines stations et la foule bigarrée, populeuse, est comme le rendez-vous géant des peuples du sous-continent, peuples qui marchent sous les ors de la défunte gloire soviétique.

« Il suffit de voir tout ce marbre et ce granit, ce bronze et cet acier, ce baroque et cet empire, ces colonnades et ces mosaïques, ces arcades et ces portiques, ces vitraux et ces sculptures, cet éclat et cette splendeur, pour se sentir – non, non pas sous terre, pas dans un monde souterrain, mais dans un autre monde, dans un espace particulier et sûr, avec sa voûte céleste, ses étoiles, ses éléments et ses héros, où Dieu est triomphant et le Diable vaincu, où tous sont pardonnés et nul n’est maudit… ».

Et, des personnages rocambolesques des 150 premières pages, va surgir une figure de femme sublime dans la vie de Stalen. Phryné va changer le cours de son destin, donner un sens aux choses, à son projet d’écriture, aux cahots de l’histoire russe, aux ressorts de la littérature. Celle des grands, l’éternelle pour en extraire les flux et soubresauts, pour en nourrir Stalen-l’écrivain.

« Elle se mit à parler de Tolstoï, de Stendhal et de Stephen Crane qui avaient enterré la littérature de guerre parce qu’à l’époque des armées de masse la guerre avait cessé d’être l’apanage des héros, des personnalités, et ils avaient ouvert la voie aux écrivains de la génération perdue, pour lesquels la guerre ne suscitait aucun sentiment sinon le désespoir eschatologique. L’histoire avait cessé d’être un matériau de création individuelle. Dans la littérature de guerre, il ne resta ni Dieu, ni éternité, ni patrie, il ne resta que la mort, le vide et la chair pitoyable paralysée par l’effroi existentiel ».

Vertige qui saisit alors le lecteur, l’œil de Phryné comme lectrice et correctrice du manuscrit de Stalen. De Stalen vraiment ? L’œil de Phryné n’est-il pas aussi celui de Bouïda sur son propre ouvrage, celui que nous lisons ? Cette bibliothèque du bel appartement de Phryné ne contient-elle pas les sources littéraires du livre que nous lisons ? Pouchkine, Tchékhov, Nabokov, Gazdanov, Cestov, Iline, Florenski irriguent les rayons de cette bibliothèque et le roman de Bouïda qui se place ainsi dans le grand flux de la littérature russe, celle qui sous-tend son écriture et que l’on rencontre à chaque coin de phrase, à chaque trait de personnage, à chaque concentration poétique, à chaque élan romantique. Bouïda revendique haut et fort la continuité littéraire de la Russie via l’Union Soviétique et ultérieure, il clame l’unité de cette littérature, ses fondements communs. Quand Stalen, séjournant avec Phryné dans la somptueuse demeure d’un ancien dirigeant soviétique rencontre – au détour d’un chemin – une jeune fille de 15 ou 16 ans, Mona Liza, belle comme une créature céleste, si belle qu’elle le foudroie d’un regard de ses yeux verts, c’est Lolita qui vient de surgir, à n’en pas douter. Et Stalen se fait Humbert Humbert.

« Livré à moi-même pendant toute la journée ou presque, je lisais, je dormais, obsédé par Mona Liza.

Des idées fixes sur une fillette aux yeux verts et une passion irrépressible pour elle – telle est la description que je puis donner de mon état d’esprit pendant cette période.

Livré à moi-même […] je brûlais d’envie de l’attraper, de la froisser, de la mettre en boule, de la briser, de la dévorer, et je gémissais, je gémissais ».

Les mots en italiques sont écrits ainsi par l’auteur, comme s’il s’agissait de citations. Et de qui si ce n’est de Vladimir Nabokov ?

Phryné, portrait de femme inoubliable. Elle est bien plus âgée que Stalen, elle a vécu l’URSS, proche des arcanes du pouvoir en tant que « pute de luxe ». Elle est d’une intelligence redoutable et encore d’une grande beauté. C’est elle la première qui décèle dans le manuscrit de Stalen toute la richesse littéraire qu’il détient et elle va l’aider à en faire une œuvre épurée de toute scorie. Phryné rayonne, règne sur son entourage, illumine Stalen de sa personnalité magique. Avec elle le roman bascule, prend une dimension vertigineuse de profondeur et de réflexion. Elle est ce que Iouri Bouïda veut dire, passant devant le narrateur/héros du roman. Elle est en fait irréelle, faite d’une matière dont sont faits les rêves dirait Shakespeare car, bien qu’âgée, elle possède une beauté de jeune femme, à la manière du Dorian Gray de Wilde mais sans la méchanceté. Stalen en est médusé.

« […] son corps de jeune fille miraculeusement conservé. Comme celui d’une vieille sorcière ayant avidement absorbé un élixir de jeunesse. Un corps splendide. Or le beau et le bien ne peuvent exister séparément – tel était du moins la philosophie des contemporains de Praxitèle, adeptes de la kalokagathie.

Une femme avec un corps idéal est innocente ».

Avec une humilité rare, Bouïda a intitulé son roman Les aventures d’un sous-locataire. Ne cherchez pas de sous-location dans la situation de Stalen, il est propriétaire de son appartement moscovite. Sous-locataire de quoi alors ? La réponse saute à l’esprit en refermant ce roman : de la Russie, de sa littérature, de son âme éternelle. Sous-locataire d’une maison somptueuse bâtie par de somptueux aînés. Iouri Bouïda n’a pas d’autre projet : s’inscrire, se sertir, dans le fleuve qui irrigue le cœur de la Russie littéraire. Comme devant cette vieille femme dans un train qui chante d’une voix déchirante une ancienne chanson traditionnelle.

« Adieu Maroussia, la herscheuse !

Et toi, mon frère le receveur,

Jamais je ne te reverrai,

Je meurs, la tête fracassée…

Pendant un moment, j’eus l’impression que cette chanson ne s’arrêterait jamais, qu’elle continuerait de résonner, de vibrer, de pleurer à fendre le cœur, tant que le train tonitruant et son machiniste fou ne déraillerait pas pour foncer dans un mur, s’envoler dans les airs en hurlant, puis, dans un embrasement pourpre, se laisser emporter dans des étendues enneigées infinies, se perdre dans des forêts, noires et profondes comme le chagrin, tendues entre deux océans, s’effacer, disparaître, périr à jamais dans l’éternité russe, et à cette pensée qui me transperça comme une aiguille de glace, je me sentis heureux, ivre, immortel… ».

 

Léon-Marc Levy


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A propos de l'écrivain

Iouri Bouïda

Iouri Bouïda est né en Russe, dans la région de Kaliningrad, en 1954. Il est l’auteur de plusieurs romans, dont Le train zéro (1998), Yermo (2002), et La fiancée prussienne et autres nouvelles (2005), tous parus aux Editions Gallimard.


A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /