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Les après-midi d’hiver, Anna Zerbib (par Christelle Brocard)

14.09.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Gallimard

Les après-midi d’hiver, Anna Zerbib, mars 2020, 176 pages, 16,50 €

Edition: Gallimard

Les après-midi d’hiver, Anna Zerbib (par Christelle Brocard)

 

Lorsque sa mère décède, la narratrice vit à Montréal avec son compagnon, Samuel. À cette perte s’arriment des sentiments de tristesse et de colère bien naturels et légitimes. Entre l’introspection et les souvenirs, la narration oscille entre l’évocation d’une femme souvent mélancolique et le constat d’une double absence : l’absence de la mère, bien sûr, mais aussi l’absence de la narratrice qui, endeuillée, se retrouve étrangère à elle-même et aux autres. C’est d’ailleurs principalement dans cette manière d’être au monde sans y être que la fille convoque la figure maternelle et analyse sa propre situation : « Je n’ai pas su quoi faire de tant d’absence ». Dès lors, elle s’engage sur le chemin long et éprouvant du deuil, suggéré par la métaphore du tunnel à traverser : « Je voudrais parler du tunnel, ce n’est pas ce que l’on croit […]. Ne pas laisser l’absence prendre toute la place, ne pas s’effacer dans la pâleur du manque. C’est au sujet de s’engouffrer là où l’on pense que ça ne passera pas ».

Si la solitude, l’attente, la mémoire et l’écriture s’ordonnent communément autour d’une telle expérience, elle leur adjoint une composante plus singulière : le secret, cristallisé dans le personnage de Noah, un artiste torturé qu’elle prend pour amant. Siège du désir et de la sexualité, l’amant fait aussi et surtout figure de refuge et de territoire hors norme dans lequel « s’inventer une vie en marge», se constituer une nouvelle peau : « Je n’étais plus transparente, je n’étais plus invisible » ; « Je me promenais avec écrit sur mon front : j’ai un secret » ; « Ce n’était pas un hasard si je voulais mes cachotteries comme le nez au milieu de la figure. Je les voulais pour visage, je voulais un secret pour avoir une nouvelle peau » ; « Je cousais notre histoire. […] je gardais tout et je le dissimulais. Mon secret enflait ». Pour autant, et bien que la dissimulation et la fausseté soient clairement assumées, est-il pérenne de se reconstruire dans le mensonge ? Par définition, le secret nécessite une absence de traces qui, d’abord revendiquée par la narratrice, « je venais m’absenter », s’avère intenable au fil des pages et à mesure que son obsession pour Noah prend de l’ampleur. La figure maternelle, toujours en filigrane, resurgit en pleine lumière au moment de l’aveu et réinvestit sa place centrale au cœur du récit, puisqu’il ne faut pas s’y tromper : si le thème de l’infidélité semble prendre le dessus, c’est d’abord et avant tout du très long et personnel parcours du deuil dont il est essentiellement question.

Lisse et sans accroc, poétique et métaphorique, l’écriture d’Anna Zerbib se délie comme le chuchotement d’un secret à l’oreille du lecteur ; jalonnée de fulgurances qui font saillie dans le texte et empêchent son évanescence, elle s’imprime délicatement dans les cœurs et les âmes sans forcer ni heurter. A condition d’être sensible à ce genre de littérature intimiste, Les après-midi d’hiver révèle une remarquable esthétique, à la fois structurale, thématique et symbolique. Rien n’est disposé au hasard : chaque élément narratif (motifs, thèmes et personnages) possède sa propre signification, fait écho ou s’oppose à un autre, s’insère logiquement dans un ensemble cohérent, original et spécifique, participe d’un équilibre complexe et intelligent : le motif de la « trace dans la neige » renvoie à l’impossibilité de se reconstruire durablement dans le mensonge ; Samuel et Noah, dont les pendants féminins sont Juliane et Claire (à l’une, la narratrice cache son secret, à l’autre elle se confie), symbolisent la norme sociale et la marginalité ; la description appuyée des saisons qui, invariablement, se succèdent, représente le temps nécessaire au deuil ; la restitution récurrente de listes, a priori incongrue et qui pourrait passer pour un « bavardage » inutile, illustre le désir de mémoire et d’ancrage ; et ainsi de suite jusqu’au dénouement.

En conclusion : un très beau premier roman, à la fois vaporeux et profond, et qui peut donc faire l’objet de différents niveaux de lecture.

 

Christelle D’Hérart-Brocard

 

Anna Zerbib est née en 1989. Les après-midi d’hiver est son premier roman.

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