Le venin du papillon, Anna Moï
Le venin du papillon, février 2017, 296 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Anna Moï Edition: Gallimard
Dans la société post-coloniale du Vietnam du sud, alors que les armées françaises ont quitté le terrain et que s’affrontent les communistes du nord d’une part et les forces américaines installées au sud du 17e parallèle d’autre part, le destin chaotique de deux familles de la région de Saïgon est un microcosme symptomatique des bouleversements incohérents que connaît alors cette partie du monde.
D’un côté, la jeune Xuan, fille de Mae et de Ba, officier de l’armée vietnamienne.
De l’autre, la jeune Odile et son frère Julien qui vivent, livrés à eux-mêmes, leur mère ayant refait sa vie en Europe, dans la grande maison coloniale d’un père français régulièrement absent.
Les vies des trois adolescents vont se croiser dans les turbulences d’un pays en état de guerre.
L’instabilité de leur entourage familial (longues absences en Europe du père d’Odile), la précarité des statuts sociaux de leurs parents dans un Vietnam du Sud où chacun peut d’une minute à l’autre être soupçonné d’être un espion du Vietcong (le père de Xuan en connaîtra la douloureuse expérience), le caractère glauque des situations dans lesquelles se retrouvent les trois adolescents (sexe, drogue, orgies, trafics en tous genres, bagarres entre clans) concourent à brosser le sombre tableau d’une société en proie à la déliquescence rapide de ses valeurs, de sa culture, de ses traditions sous l’occupation d’une armée américaine dont la présence, en sus d’avoir des incidences acculturantes, entraîne le développement fulgurant de la prostitution et de la corruption à tous les degrés de la structure d’un état fantôme.
Anna Moï s’exprime explicitement au long du roman sur l’occupation américaine.
« Quand une armée s’installe quelque part, elle transforme le lieu en surplus où tout se vend et s’achète. […] La guerre est un excellent commerce qui se comptabilise en milliers de milliards de dollars… Une longue guerre bien violente rapporte plus qu’une petite guéguerre… ».
Le tragique des épisodes successifs n’empêche pas le narrateur de donner régulièrement au récit des tribulations des personnages et aux situations parfois ubuesques auxquelles ils sont confrontés une tonalité humoristique, faite d’ironie, de dérision, voire de moquerie, sous laquelle le lecteur sent toutefois poindre une immense compassion (l’auteure étant elle-même née à Saïgon en 1955). Bien que la forme narrative adoptée soit celle du récit classique à la troisième personne, il existe une évidente proximité entre l’auteure et ses personnages par le truchement du narrateur, qui, en épousant subtilement et alternativement le point de vue des protagonistes, semble, pourrait-on dire, « faire partie de la famille ».
« Quand Mae se plaint de ne pas posséder de bijoux, Ba dit :
Une voiture, c’est quand même mieux qu’un diamant. Tu as beaucoup d’amies qui peuvent se vanter d’avoir un chauffeur ?
L’ordonnance de Ba astique ses bottes. Ba astique la Volkswagen. Il répète à l’envi que la Volkswagen vaut tous les diamants du monde, comme s’il allait finalement convaincre Mae de porter la voiture autour de son cou ».
Les trois adolescents passent par différentes phases, dans une sorte de cheminement initiatique : premières victimes du chaos, ils le subissent, le contestent, en souffrent, réagissent, observent, critiquent, jusqu’à rétablir à leur profit, avec leurs armes naturelles et leurs capacités d’adaptation, un équilibre personnel fondé sur leur intégration dans un fonctionnement social intrinsèquement amoral et sur leur pleine acceptation de cette inversion des « valeurs » qui finit par être pour eux la norme sociétale jusqu’au jour où, l’armée américaine vaincue faisant précipitamment retraite et les communistes instaurant leur pouvoir sur le sud du pays, s’établisse l’ordre nouveau.
« Tant de gens ont été amputés de leurs doigts de pieds, de leurs chevilles, de leurs jambes et de leur vie que le mot normal a pris un sens volatil. […] Le crime est un fait chronique pendant la guerre, et devient, de ce fait, un acte normal. On ne cherche plus à savoir ce qui est normal ou anormal… La morale est une question de temps ».
Xuan personnifie physiologiquement, psychologiquement et moralement la succession de ces phases de transformation socio-politico-culturelle.
Situation initiale en incipit :
« L’année où Xuan a vu ses nichons enfler, le moine s’est foutu le feu. Son torse est toujours un peu raplapla mais les deux petites bosselures commencent à se voir. C’est aussi l’année des hélicoptères, plein d’hélicoptères qui font grincer le ciel ».
Situation finale, près du chien de famille agonisant :
« En caressant le chien mourant, elle perçoit en elle-même une nouvelle légèreté. […] Elle est plus légère, mais pas plus fragile. Son cartilage s’est épaissi et ses propres os sont devenus des piliers à l’intérieur de son corps… »
Le temps des loups est-il passé ?
La dernière phrase de ce tourbillonnant roman semble porteuse d’espoir :
« Xuan n’est donc pas vraiment surprise quand, du fossé qui sépare le jardin des marais, elle voit jaillir hors de l’eau deux poissons dorés… »
Une belle plongée romanesque dans les remous d’une réalité historique dramatique.
Patryck Froissart
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