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Le Train zéro, Iouri Bouïda (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy 16.01.20 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Russie, Gallimard

Le Train zéro, Iouri Bouïda, trad. russe Sophie Benech, 127 pages, 6,90 €

Edition: Gallimard

Le Train zéro, Iouri Bouïda (par Léon-Marc Levy)

 

Ce train Zéro, tout droit sorti de l’Enfer de l’Arc d’Héraclite, celui qui mène à l’inéluctable sort des hommes, vous hantera à jamais de ses bruits de ferraille, son souffle effroyable, son mystère vertigineux. D’où vient-il ? Où va-t-il ? Que transporte-t-il ? Qui le conduit ?

A la Station 9 de la Ligne, Ivan Ardabiev, surnommé Don Domino, veille, avec quelques personnes, à ce que le Train passe sans encombre, à l’heure dite « Ric-Rac » ! Il ne se pose pas de questions, il exécute les ordres venus « d’en-haut » parce que c’est l’ordre de la « Patrie ». Les gens qui vivent autour de la station 9 sont chrétiens, sont juifs, peu importe, ils sont d’abord très pauvres, très isolés et, peu à peu désespèrent et s’en vont. Le roman commence d’ailleurs de manière très drôle – on pense à une histoire russe célèbre :

« “Les Juifs s’en vont !” cria-t-il dans le vide sonore de la maison et, ayant attendu en vain une réponse, il retourna à la fenêtre. “Les Juifs s’en vont toujours. Il n’y a que des idiots comme nous pour rester !” ».

Quand ? Rien ne situe le roman précisément dans le temps mais on est assurément dans la Russie soviétique, encore dans la période stalinienne, probablement dans la fin des années trente, avant la guerre mondiale. Les parents d’Ardabiev ont péri comme des millions de Russes, sous les coups de la Terreur stalinienne, accusés d’être des ennemis du peuple.

« Il avait dix ans quand, sous ses yeux, son père avait tiré sur sa femme, la mère d’Ivan, puis s’était suicidé. Le petit garçon avait passé plusieurs heures seul dans l’appartement, caché dans le garde-manger derrière la cuisine, c’était là que l’avaient trouvé d’anciens collègues de son père, des tchékistes. Une semaine plus tard, le fils des ennemis du peuple avait été expédié dans un orphelinat, mais il n’avait retrouvé la parole qu’au bout d’un an ».

La faim, les bébés mort-nés, le froid, l’obscurité des nuits et des jours, sont la scansion du petit peuple de la Station 9. Les bébés qui ne survivent pas se font métaphores de ce monde qui déchirent les rêves, les espoirs d’un ailleurs ou d’un autrement. Le monde se limite étroitement, comme un étouffoir, au minuscule territoire de la Station, comme une cellule de prison dans laquelle s’éteint une humanité brisée. Comme Goussia, jeune femme qui a cru à la lumière et qui, bébé mort après bébé mort ne croit plus en la vie.

« Les yeux à moitié fermés, jamais une plainte, jamais une joie. Elle était devenue comme ça après le deuxième bébé, qui avait vécu quelques semaines, le temps de l’empoisonner avec sa vie. L’espoir, c’est du poison. Elle avait absorbé trop d’espoir. Et voilà que lui, crac, il était mort. On avait bien cru qu’elle aussi, elle allait y passer, tellement elle dépérissait de chagrin. Elle voulait se jeter du haut du pont. Depuis, c’était comme si elle était tombée en léthargie, en hibernation… ».

Seul trait de vie – mais c’est un trait de mort – le Train Zéro qui traverse dans ses fulgurances métalliques et terribles les journées de la Station 9. Train fantôme, sans rien de visible que sa ferraille et ses phares perforant la nuit et le brouillard, pas une âme, pas un signe humain, pas une explication non plus. Le silence opaque qui entoure l’existence, le sens, de ce train, réduit Ardabiev et les gens de la station à une obéissance aveugle, un dévouement total à… rien ? Personne ? A la Patrie sûrement. La Patrie, entité aussi vague qu’écrasante, instance quasi divine qui impose une loi d’airain à ses sujets. La Patrie stalinienne, invisible et meurtrière.

Mais le train métaphorique ne s’arrête pas à la patrie socialiste. Par les questions qu’il pose aux pauvres gens effarés qui le veillent, il s’inscrit dans un questionnement métaphysique sur le sens de la vie des hommes. Sorti de nulle part, allant nulle part, en tout cas dans l’entendement humain, il est l’Arc de la métaphore d’Héraclite, celui auquel on donne le nom de vie alors que son œuvre est la mort. Iouri Bouida nous parle de la condition humaine, de sa terreur de la mort, de son incompréhension devant l’être et le destin, de l’existence des hommes, ballotée entre l’espoir et le cauchemar, dans un mouvement de balancement éternel, qui donne la nausée.

Bouida fait vivre dans ce sublime roman l’illusion de l’être en un monde qui l’ignore. Sans doute le train n’est-il que cela.

« Ouvre les yeux Don. Allez, Don, regarde bien, fais un effort, mon vieux, c’est juste le vent qui court à travers la plaine sans fin, juste un vent qui souffle de la Russie, le pays des mirages, des enfants perdus, des mères et des pères égarés, le pays des amants morts, des traîtres et des fous, un vent qui vient de la Patrie, celle qui dévore ses propres enfants… ».

 

Iouri Bouida est l’une des grandes plumes russes d’aujourd’hui et son train zéro un pur chef-d’œuvre.

 

Léon-Marc Levy


Iouri Bouïda, diplômé de l’Université de Kaliningrad, est un écrivain russe, né en 1954 à Znamensk (région de Kaliningrad), et vit à Moscou

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A propos du rédacteur

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /