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Le Prince noir, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino 19.05.21 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Iles britanniques, Roman, Gallimard

Le Prince noir, Iris Murdoch, L’imaginaire Gallimard février 2015, trad. anglais, Yvonne Davet, 530 pages, 28 €

Ecrivain(s): Iris Murdoch Edition: Gallimard

Le Prince noir, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)

 

« Dans la plupart des cas,

le sac aux chiffons de la conscience

n’est unifié que par l’expérience vécue

du grand art ou de l’amour intense ».

 

Bradley Pearson, cinquante-huit ans, à ses heures critique littéraire, ne vit que pour le projet d’écrire, enfin, la grande œuvre de sa vie. Estimant le moment venu, il a pris sa retraite et se trouve sur le point de quitter, pour une durée indéterminée, son logement londonien vers une destination au calme. Il s’apprête donc, ce matin-là, à partir à la gare. Mais l’angoisse le saisit. N’a-t-il rien oublié ? Il défait sa valise, atermoie, ignorant que cet instant de doute va lui valoir de vivre une dizaine de jours décisifs dans son existence et aux lecteurs une plongée dans une sorte de vaudeville trépidant que la traduction d’Yvonne Davet rend haletant.

Car ce roman, écrit presque intégralement à la première personne, tient de la pièce de théâtre. Les personnages, peu nombreux, entrent en scène avec la vivacité et la dégaine d’acteurs surgis de derrière une porte ou leur voix d’un téléphone. Ainsi, dans ce laps de temps où Bradley n’a pas su se décider à partir, sonne à la porte son ex-beau-frère, Francis Marloe, venu lui annoncer le retour en Angleterre de Christian, son ex-femme, tandis que son ami Arnold Baffin, auteur à succès, l’appelle pour le supplier : « Bradley, pourriez-vous venir ici, s’il vous plaît… ? Je crois que je viens peut-être de tuer Rachel ».

Ce couple en apparence solide, parents de Julian – la vingtaine rêveuse entichée de Shakespeare et de poésie – va-t-il donc si mal ? Du moins cette crise conforte-t-elle Bradley, qui se félicite de n’avoir pas refait sa vie au risque d’un second désastre, sur l’ineptie de la vie commune. Mais Christian, veuve et riche, ne serait-elle pas rentrée à Londres pour le reconquérir ? C’est du moins ce que prétend son frère Francis, médecin radié presque réduit à la mendicité, secrètement homosexuel. Bradley, d’abord exaspéré par l’omniprésence de cet éternel larmoyant, ne peut bientôt plus se passer de ses services.

Priscilla, la sœur de Bradley vient en effet se réfugier chez lui après avoir fui le domicile conjugal. Bradley parviendra-t-il à l’aider à surmonter la profonde dépression dans laquelle elle se laisse sombrer ? Est-il possible pour une femme ayant atteint la cinquantaine et tout sacrifié à son mari de retrouver l’estime de soi et le goût de la vie ? Rachel se pose la même question et cherche auprès de Bradley des réponses, d’autant plus qu’Arnold semble attiré par Christian. Mais comment Bradley pourrait-il aider quiconque alors qu’il est brusquement plongé lui-même dans une improbable et déstabilisante mais enivrante aventure amoureuse ? Car si Le Prince noir est le titre que l’auteur Murdoch donne à l’ensemble du roman, qui comprend aussi deux préfaces et six postfaces, le récit de Bradley – roman dans le roman – est précisément intitulé Le Prince noir, Une célébration de l’Amour. Le choix de ce sous-titre par Bradley s’avère finalement surprenant. Il est pourtant significatif du propos sous-jacent au roman : quelle conscience avons-nous réellement de l’existence que nous vivons ?

La citation en exergue de cet article indique au moins deux voies que Bradley emprunte pour échapper au rôle d’acteur inconscient de sa propre vie. L’amour donc. Mais il aurait pu aussi choisir comme sous-titre « Une célébration de l’art ». Car Murdoch ponctue son roman, comme autant de respirations dans les aventures du héros, des considérations de ce dernier sur l’art et plus précisément sur la littérature. « Nous sommes faits, l’art et nous, l’un pour l’autre, et là où ce lien est un échec, la vie humaine est un échec », affirme Bradley dès sa préface. L’art ne saurait donc être le gagne-pain facile et agréable auquel Arnold Baffin semble l’avoir réduit. Bradley le signifie régulièrement au prolifique écrivain à la mode qui l’écoute avec une condescendance amusée, professant que l’abondance vaut mieux que la stérilité. Mais selon Bradley « la chose la plus importante qu’un écrivain doive apprendre à faire, c’est déchirer ce qu’il a écrit […]. L’art, ce n’est qu’un autre nom pour la vérité ». Bradley se révèle ainsi idéaliste, espérant faire naître une œuvre parfaite dont jaillira la vérité mais en repoussant toujours la réalisation car, par définition, l’idéal ne saurait être réalisé. Il croit pourtant en l’œuvre absolue autant qu’à l’amour absolu. Pourtant, si aucun des deux n’existe, il préfère l’abstention aux simulacres.

Quelle vérité Bradley cherche-t-il à atteindre ? Dans les romans d’Agatha Christie, compatriote de Murdoch, le détective dévoile dans une magistrale scène finale le nom du coupable à l’assistance réunissant tous les protagonistes médusés. Il y aura bien, ici aussi, un cadavre mais aucun mystère sur le meurtrier. Les personnalités sont des énigmes bien plus passionnantes à dénouer que n’importe quelle enquête policière. Ce que Bradley cherche s’apparente à la connaissance de soi et des autres. Or, ni l’introspection ni l’intersubjectivité ne peuvent donner lieu à une connaissance vraie ou fausse. Elles ne sont que des points de vue plus ou moins lucides mais toujours relatifs. La fin du livre prend alors le contrepied de ces fameux romans policiers sous forme de six postfaces (celle de Bradley, celles de quatre « dramatis personnæ » qui ont lu son récit, enfin celle de l’ami et éditeur de Bradley). Au lieu de lever le secret, elles jettent le doute. Qui était vraiment Bradley Pearson ?

Mais si en définitive la quête de la vérité est un échec, n’est-ce pas parce qu’elle serait plutôt l’affaire des philosophes que des artistes ? Le narrateur comme l’auteur évoluent sur une frontière où l’abîme des questions philosophiques se heurte à l’impalpable intimité des réponses irréductibles à tout concept. Après une journée particulièrement éprouvante, Bradley s’étonne – de cet étonnement dont on dit qu’est née la philosophie : « La coupure entre un jour et le suivant doit être l’une des plus profondes particularités de la vie sur cette planète […]. Savoir que le monde nous paraîtra tout à fait différent demain, c’est, à la fois pour notre consolation et notre incommodité, habituellement vrai […]. Comment nos fragiles identités personnelles survivent à ces solutions de continuité, aucun philosophe n’a jamais été capable de l’expliquer ». Si la philosophie s’interroge beaucoup plus qu’elle n’enseigne, il y aurait peut-être malgré tout une sagesse à retenir, que Bradley nous transmet : il ne faut rien regretter. Ainsi la philosophe Murdoch proclame dans ce roman une certaine défaite de la philosophie. À moins qu’elle ne la fasse triompher en lui donnant la parole dans un récit captivant et, malgré des drames, souvent très drôle.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

Iris Murdoch (1919-1999), ancienne élève de Wittgenstein, enseigne à Oxford où elle se fait connaître par un essai sur Sartre (Sartre, Romantic Rationalist, 1953) avant de publier son premier roman l’année suivante (Sous le filet). Ses nombreux autres romans interrogent la création artistique ainsi que ses rapports avec la réalité. C’est sous l’angle philosophique qu’elle aborde les mêmes questions dans L’attention romanesque. Ecrits sur la philosophie et la littérature (1997).

  • Vu : 1797

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A propos de l'écrivain

Iris Murdoch


Iris Murdoch, née le 15 juillet 1919 à Dublin et morte le 8 février 1999 à Oxford est une écrivaine et philosophe irlandaise.

 

A propos du rédacteur

Marie-Pierre Fiorentino

 

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr