Le Poids de la grâce, Joseph Roth (par Léon-Marc Levy)
Le Poids de la grâce (Hiob, Roman eines einfachen Mannes, Berlin, 1930), trad. allemand (Autriche) Paule Hofer-Bury, 253 pages, 6,10 €
Ecrivain(s): Joseph Roth Edition: Le Livre de Poche
Un étrange roman dans l’œuvre de Joseph Roth. Comme un conte du Shtetl sorti des villages reculés de Russie au début du XXème siècle. Tout y est, même une forme de « Il était une fois » inaugural : « Voici déjà bien des années que vivait à Zuchnow un homme qui avait pour nom Mendel Singer ». Et puis tous les éléments traditionnels du genre : une famille juive, très pauvre, très croyante, très malheureuse. D’autant plus que le petit dernier des quatre enfants, Ménouhim, est plus ou moins infirme : des petites jambes arquées, un cou gracile qui ne parvient pas à tenir sa tête droite et il est muet, à l’exception d’un mot qui sert à tout : « ma-ma ».
Roth fige le paysage alentour dans des images qui semblent tout droit sorties d’un recueil de clichés d’une Russie finissante, accentuant ainsi la couleur de vieux conte du shtetl :
« La neige continuait à tomber, toujours plus dense, toujours plus molle, au rythme du jour qui croissait, comme si la neige s’échappait du soleil qui montait au ciel. Au bout de quelques minutes, la campagne fut tout entière recouverte de blanc. Les saules isolés, au bord du chemin, eux aussi, et les bouleaux dispersés dans les champs par petits groupes, tous se couvrirent de blanc, de blanc, toujours plus blanc. Seuls les deux jeunes Juifs qui marchaient sans arrêt étaient noirs. La neige se déversait pourtant sur eux, sans les épargner, mais elle semblait fondre plus vite qu’ailleurs au contact de leur dos. Leurs longs cafetans noirs flottaient au vent ».
On a aussi la visite au Rabbin – rituel éternel du recours au grand sachant, celui qui pénètre les desseins de Yahvé. Il prédit aux Singer que Ménouhim guérira et aura une vie lumineuse. Le temps passant, les pauvres parents oublient la belle prédiction devant la permanence de l’infirmité de leur dernier né. Et la pauvreté les mènera à quitter Zuchnow pour l’Amérique – Terre Promise des miséreux.
La faute alors va courir dans l’âme des Singer, en particulier dans l’âme tourmentée d’angoisse de Mendel Singer. La faute morale, celle dont ils n’ont pas conscience quand ils la commettent, à peine un léger regret ; ils partent vers l’Amérique. Sauf Ménouhim qu’ils laissent à la garde d’une vague connaissance, parce que Ménouhim est infirme et serait une trop lourde charge pour un voyage d’émigration. Le petit garçon qui ne quittait pas les plis des robes de sa mère va rester, probablement pour toujours. Sauf les deux fils, l’un parti s’engager chez les Cosaques, l’autre parti on ne sait où. On pense là à d’autres contes, au Petit Poucet par exemple où déjà des parents abandonnaient leurs enfants. Seule Miriam, la fille, accompagne ses parents.
Et, en Amérique, les malheurs ne vont cesser de s’abattre, en rafales, sur la tête du pauvre Mendel. Les morts, la folie. Punition divine ? Acharnement funeste de Yahvé contre le malheureux ? En tout cas c’est ce que Mendel croit dur comme fer. Il est peu à peu saisi de la conviction qu’il est la victime expiatoire de Dieu, son martyr préféré. Cette idée va l’envahir jusqu’à l’obsession, la folie : son univers spirituel ne peut plus organiser la frontière entre le bien et le mal. Il veut régler son compte à Dieu ! Comme certains rabbins du XIXème siècle dans certains shtetls avaient – après des pogroms particulièrement sanglants – organisé des tribunaux pour juger Yahvé et le condamner à mort ! Il fuit la synagogue, abandonne sa kippa, son talith et ses tefilines. Il va même plus loin encore.
« – Voyons, qu’est-ce qui t’arrive Mendel ? Dis-nous un peu pourquoi tu as allumé ton fourneau et pourquoi tu veux mettre le feu à la maison.
– Ce n’est pas pour brûler simplement une vieille bicoque que j’ai allumé ce feu. Ce n’est pas pour brûler un pauvre type. Vous serez bien étonnés quand je vous dirai ce que j’avais l’intention de brûler. Pour sûr, vous serez bien étonnés, et vous direz : « Voilà Mendel qui est devenu fou comme sa fille ». Mais je peux vous l’affirmer : non, je ne suis pas fou. Pendant plus de soixante ans, oui, j’ai été fou, je le reconnais ? Mais aujourd’hui, c’est fini, je ne le suis plus.
– Bon ; mais dis-nous un peu ce que tu as tellement envie de brûler.
– C’est Dieu que je veux brûler ».
Mais le miracle est au bout du chemin. Il faut bien qu’un conte se termine bien.
L’exercice est surprenant – on est loin du genre épique de La Marche de Radetzky – mais ô combien séduisant.
Léon-Marc Levy
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