Le paysage intérieur, Psaumes tamouls, Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan
Le paysage intérieur, Psaumes tamouls, L’Atelier d’écriture, novembre 2015, édition bilingue français-tamoul, 222 pages
Ecrivain(s): Marek Ahnee et Kavinien KarupudayyanParu en novembre 2015 dans la collection Littératures de l’Atelier d’Ecriture, collection dirigée par Barlen Pyamootoo, cet ouvrage bilingue français-tamoul (l’un des très rares exemples du genre) est sans doute l’événement littéraire de l’année dans une île Maurice qui est historiquement un bouillonnant athanor où fusionnent les cultures indianocéaniques, africaines et européennes, et d’où surgissent depuis toujours à foison les talents artistiques les plus divers.
Les deux (très) jeunes orfèvres mauriciens de ce joyau poétique se sont donné le défi et ont réussi la gageure de sélectionner, reclasser et traduire en français quatre-vingt-treize poèmes extraits du Kurunthogai (littéralement : recueil d’odelettes), une œuvre majeure, monumentale de l’univers poétique tamoul, compilation de quatre-cent-un textes lyriques à déclamer composés par une pléiade de deux-cent-cinq « trouvères » qui se sont succédé du 1er au 3e siècle de notre ère au sein d’une académie (sangam) de poètes et de grammairiens située par les exégètes dans la région de l’actuelle Mathurai.
Le Kurunthogai est lui-même un des livres (le deuxième) qui composent l’ensemble phénoménal de l’Ettuthokai (Les huit recueils), anthologie de la littérature Sangam, comptant 2381 poèmes composés par 473 poètes, hommes et femmes, dont 102 anonymes, du 3e siècle avant JC au 3e siècle après JC, époque après laquelle ce chef-d’œuvre de portée universelle tombe peu à peu dans l’oubli jusqu’à sa redécouverte au 19e siècle par S.V. Damodaram Pilai et U.V. Swaminatha Aiyar, entre autres.
Dans la pure tradition de la poétique tamoule, les poèmes choisis par Marek Ahnee et Kavinien Karupudayyan ont été regroupés dans Le paysage intérieur en 5 tinai dont le titre toponymique évoque chacun des décors métaphoriques, qui constitue le contexte romantique de chaque ensemble de textes : La Vallée fleurie (tinai des acanthacées), La Forêt brumeuse (tinai du jasmin), Les Bocages (tinai du lilas), Le Désert de pierres (tinai de la friche) et Les longs Rivages (tinai du nénuphar).
La tonalité générale est celle de la mélancolie romantique, sur le thème de l’absence, des départs, de la séparation. La structure de chaque poème, bien que monologique, met en scène deux personnages : un locuteur/une locutrice se confiant à une confidente/un confident à qui n’est pas donnée la parole. Il est en effet remarquable qu’il n’y a jamais d’échange direct entre la délaissée/le délaissé et l’absent/l’absente. On parle de et non pas à l’amant/l’amante, qui est toujours la troisième personne. La situation de communication est présentée, en didascalie, dans le titre de chaque pièce :
Lui à propos d’elle
L’amie à lui
Elle à son amie (situation fréquente)
Lui à son compagnon de route
Plus rarement, le monologue est la transposition des pensées d’un personnage tiers, ou encore plus rarement d’un narrateur extra-diégétique, à propos de l’un ou de l’autre des amants, ou des deux :
La nourrice à la mère de la jeune fille
Rumeur sur elle et lui aperçus de loin
Enfin il arrive que l’absent soit à l’écoute, caché non loin, tandis qu’on parle de lui :
L’amie à la lune tandis que le héros écoutait à côté
Le caractère systématique de ces procédés, inhabituels dans la poésie occidentale (mais souvent présents dans notre théâtre, en particulier lorsqu’il met en scène le rôle classique du confident/de la confidente), confère à la complainte une étrange intimité, un intimisme singulier, une étroite localisation qui instaure paradoxalement une forte distanciation entre les amoureux par interposition de cet interlocuteur tiers.
Les auteurs précisent que ces psaumes ont été composés pour être dits, déclamés, sur un accompagnement musical. On comprend alors la structure scénique de ces saynètes monologiques. On est dans de la poésie théâtre.
Les éléments, le temps, l’environnement, la nature, la mer, la montagne, les étoiles, les cascades, les vents, la pluie, la ville, mais aussi les plus petits détails du quotidien sont constitutifs de ces confidences, les champs, les éléphants, les vaches, les oiseaux, les fleurs, les abeilles, les bambous, le mil, le riz, les vignes, les mangues, les poissons, la musique, les tambours, la danse, les fêtes, les saltimbanques, les bijoux…
L’amour, le désamour, la souffrance de l’absence, les paroles d’espérance, la foi en la promesse d’un retour s’inscrivent, s’écrivent ainsi comme des éléments naturels parmi d’autres dans les cycles des saisons, dans le rythme des moissons, dans l’arrivée des moussons, dans les ébats des poissons…
Amour mystique, amour cosmique, amour physique aussi, car ces stances ne sont pas exemptes d’érotisme.
Le sentiment et le sensible, les sens et la sensation s’unissent, s’entremêlent jusqu’à ne plus faire pour le poète qu’un paysage intérieur syncrétiquement recomposé par les cinq sens auxquels s’ajoute ce sixième qui serait la perception amoureuse.
La traduction, relativement et volontairement libre, rend merveilleusement bien cette poésie de l’union entre microcosme et macrocosme et offre au lecteur la découverte envoûtante d’un art littéraire frais, jeune, enchanteur, dont la maîtrise n’a rien à envier aux plus grands classiques de la littérature occidentale.
A découvrir, à savourer.
Propos recueillis auprès de Marek Ahnee :
« Notre travail est le fruit d’une amitié, et d’une passion commune pour tout passage ou glissement d’une littérature à l’autre. Notre traduction a été un vrai travail d’équipe, Kavinien et moi nous complétant parfaitement. De longs moments passés à plancher sur un quatrain devant un thé rose-hillien, le même quatrain faisant l’aller retour entre le Canada et Maurice par courriel, lorsque j’étais étudiant à Montréal ».
« Nous comptons bien sûr continuer la traduction des 308 autres poèmes, mais aussi nous attaquer à d’autres grands textes, ceux de la tradition tamoule mauricienne ».
Soyons certains que nombreux sont déjà les lecteurs en attente de la réalisation de cette promesse.
Pièces choisies :
1) L’amie à lui
Hé toi descends de ta colline là-haut
où les bambous tendres veillent sur le
fruit du jaquier dès la racine.
Remue-toi
J’espère bien un mariage.
Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir en tête ?
Son amour est lourd et son souffle court
comme les larges fruits s’accrochant
aux branches des arbustes.
2) Elle à son amie tandis que l’amant n’écoutait pas
Ma beauté couleur pierre
et la pâleur escaladant
la courbe de mes reins
ne peuvent m’épanouir
ni encore moins lui plaire.
Mon corps est comme le lait doux
de la plus belle vache que l’on avait...
Patryck Froissart
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