Le Garçon qui n’existait pas, Sjon
Le Garçon qui n’existait pas, octobre 2016, trad. Islandais Eric Boury, 150 pages, 16,50 €
Ecrivain(s): Sjon Edition: Rivages
Beau livre, étrange, que celui-ci. Unique surtout – sujet, cadre, façons, écriture – écrit par ce poète et romancier d’Islande, également parolier de la non moins unique Björk, qu’on croit entendre de temps à autre, de page en page, et sentir, du moins, son univers. Mais l’Islande n’est-elle pas seule au monde à être ce qu’elle est, ce que marque ce livre en son entier : verte, constamment humide, violente comme ses substrats géologiques, les volcans : « l’éruption du volcan Katla se calme peu à peu… et ce matin, quand les habitants de Reykjavik se sont éveillés, la cendre tapissait les vitres des maisons ». La chair du récit vibre aux marqueurs de cette géographie particulière, menaçante, sans apocalypse déclarée pour autant, seulement la genèse d’un chaos à l’œuvre. Ile battue de tous les vents de l’Histoire européenne – fin de la Première Guerre mondiale, terrible épidémie de Grippe espagnole de 1918. Accouchement, aux mesures de l’ile, dont on sent à chaque page les saccades, ligne brisée des sismographes : « Les rues sont des béances désertes, on aperçoit furtivement quelques silhouettes fantomatiques… vieilles femmes emmitouflées dans des vêtements noirs qui se sont enveloppées de châles… elles ont contracté tant d’épidémies au fil de leur vie que le mal monstrueux qui se fait un festin du corps de leur descendance ne trouve rien à se mettre sous la dent dans leur vieille carcasse usée ».
Personnages-Poupées gigognes couvant chacune une plus petite, sans que la minuscule ne dépare ni en aspect, ni en importance de la plus grande. Ainsi de la guerre finissant, de l’épidémie gonflant, de la famille éparse du gamin, la vivante, et celle des souvenirs, du jeune et du travail en lui de son homosexualité-gagne pain, de ses pulsions-désirs face aux filles, l’une en particulier, vraie « garçonne » du roman de Victor Margueritte. Fanion d’une Belle Époque en quête de survivance pour l’après-guerre, dont les couleurs garderaient les traces et les blessures des quatre années d’enfer.
Poupées gigognes, a-t-on dit, dont la plus petite (ce sera la plus grande, pour certains) est ce jeune Mani Steinn, forces/faiblesses imbriquées ; une histoire dans l’histoire, destin d’homosexuel pourchassé, « lépreux » de ces temps si ancestraux encore, mais d’où sourd, comme la lave du volcan, du nouveau. Homosexuel, mot qui n’existait même pas en Islandais ! à rebours sur son temps et sa société… face terriblement sombre. Mais, aussi, face claire et consolatrice, cinéma, la passion ! Le muet, l’orchestre qui accompagne, les chaises en bois, les actrices, grands yeux charbonneux et bonnet serré sur frange, le bruit du projecteur… Comme un clin d’œil documentaire en fond d’écran du récit, ce cinéma, cousu à son réel dramatique : « Quand Mlle Inga Waagfjoro, chanteuse et guitariste, s’effondre au piano alors qu’elle accompagne la seconde partie du – fil d’or – l’épidémie a eu raison de la dernière interprète en mesure de jouer à Reykjavik ». Facette évasion, rêve, d’une vie par ailleurs violente, dure, menacée, exposée aux visages de la mort. Dualité du récit et du jeune héros lui-même, partie poésie, presque des peintures à la Turner, tonalités de verts, habillant du reste la jaquette du livre et partie documentaire et historique, posée crûment sur les pages de détails en faits : « la ville compte dix mille malades, dix médecins et trois hôpitaux pleins à craquer. La seule officine est fermée, le pharmacien et tous les laborantins étant terrassés ». On en viendrait presque à lire en imaginant des pages noires et blanches, et des pages colorées, quelques-unes en pastel… C’est probablement cette architecture particulière à ce récit/roman qui fait sa totale originalité et nous happe au plus profond. Lecture scandée, par ailleurs, et c’est un bonheur, par les réminiscences prégnantes d’autres chefs-d’œuvre de la littérature ; l’épidémie résonnant tel le glas de La peste de Camus et peut-être plus celui du Hussard de Giono, entre autres… et certains passages ou paysages nous ramenant, en subliminal, à l’Ulysse de Joyce.
L’écriture, qu’on ne saurait oublier de saluer, tant elle est le rythme du livre, sa charnure même, alterne poésie, cru du nu de la vie, parfois langoureusement descriptive, souvent économe ; sa grande efficacité devant – on s’en doute – beaucoup au traducteur.
Haute marche du podium en littérature, Islandaise, certes (il en remporta le Icelandic Literary Prize en 2015), Le garçon qui n’existait pas part probablement pour une vaste et louangeuse carrière partout dans le monde des livres. Ce qu’il mérite.
Martine L Petauton
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