Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem (par Patryck Froissart)
Le fruit le plus rare, ou La vie d’Edmond Albius, Gaëlle Bélem, Gallimard, août 2023, 256 pages, 20 €
Edition: GallimardGaëlle Belem, écrivaine réunionnaise inspirée nous transporte dans le contexte quotidien de cette île intense de l’Océan Indien au XIXe siècle en reconstituant, de sa naissance en 1829 à sa mort en 1880, la vie mouvementée, bouleversée et bouleversante, d’un des plus célèbres esclaves noirs de l’histoire coloniale française, le génial inventeur de la pollinisation manuelle de la fleur du vanillier, Edmond Albius.
Orphelin dès sa naissance de parents esclaves qu’il ne connaîtra donc jamais, le négrillon est, chose en soi exceptionnelle, adopté par son maître, Ferréol Beaumont, veuf, âgé de trente-sept ans, propriétaire de la plantation et des dizaines d’esclaves y faisant partie des meubles.
Ferréol, piètre exploitant de sa plantation sise à Sainte-Suzanne, se passionne pour la botanique, passe le plus clair de son temps à entretenir un espace entièrement dévolu à la fascination qu’il éprouve pour les orchidées et, depuis qu’il a eu connaissance de la découverte de la vanille en Amérique, est obsédé par le mystère, que personne n’a encore pu percer, de la fécondation de cette merveille, dont la production de gousses parfumées, ce « fruit le plus rare », pourrait faire sa fortune, celle de son île, voire celle de son pays.
Il donne le simple prénom d’Edmond à son protégé qui, dès qu’il sait marcher et parler, l’appelle Ti Père et se tient à ses côtés dans la plantation, la culture et l’étude des orchidées et autres plantes exotiques, endogènes et exogènes, dont Ferréol remplit son jardin de façon exubérante et dont le jeune Edmond apprend les appellations locales tout autant que les noms scientifiques latins. C’est à l’âge de douze ans que le jeune botaniste analphabète invente un procédé d’insémination permettant la naissance et la croissance de la précieuse gousse.
« Cette fois est la bonne, il le sait. Il touche et déplace, soulève et dépose. Et le nez couvert de pollen, Edmond pousse un cri de savant :
J’ai trouvé ! »
Gaëlle Belem, au prix, manifestement, d’un travail approfondi de recherche et de compilation de traces historiques, de documents locaux, de (trop rares) témoignages écrits, des multiples lettres et requêtes administratives rédigées par Ferréol et par ses relations amicales et inamicales, de quelques coupures de journaux, de minutes de sessions de justice, de procès-verbaux, installe une trame réaliste sur laquelle elle brode un récit alerte en péripéties, bien écrit, mêlant et opposant habilement les tonalités, les épisodes tragiques et les traits d’humour, la relation de faits authentiques et le recours au conte, la réinvention fantaisiste de la Genèse en un discours parfois savoureusement débridé…
« Tout allait bien pour les plantes et les insectes jusqu’à ce que de leur côté les hommes et les animaux aient des lourdeurs d’estomac à force de manger de la soupe de cailloux. On consulta la corporation des métiers de bouche qui proposa de diversifier les repas. Dieu ajouta donc des fruits à certaines plantes, et il les trouva lui-même très bons. Les hommes mangeaient des fruits, surtout des pommes et des poires, mais bien vite ils demandèrent du lard. Pour ne pas vexer Dieu, ils gardèrent quelques oranges comme cadeau à offrir aux enfants à Noël ».
Cependant Gaëlle Belem ne se prive pas d’insérer dans son texte, de manière incisive, cinglante, sans fioritures, la satire sociale d’une période coloniale marquée par le racisme et le suprémacisme européen qu’ont possiblement subis ses propres ancêtres. En témoigne cet extrait d’un passage consacré à Isidore, un esclave malgache du même âge qu’Edmond à qui ce dernier tente de démontrer ce que peut contenir un livre :
« Mais Isidore se fiche de savoir que ce salmigondis est une phrase et chaque feuillet un pan d’histoire […]. Ce n’est pas sa faute s’il est une machine. On lui a appris à économiser sa pensée, à ne pas ressentir, à songer peu et utile. Couper la canne, battre les haricots, le maïs ou le blé, tresser les pailles de chouchous, rien d’autre. Isidore travaille, Isidore se tait […]. S’il a fini de ranger tout le barda de la grange, s’il n’a pas trop mal au dos qu’il a arqué comme un zébu, si cette douleur qui lui cloue la plante des pieds le laisse tranquille, peut-être qu’il écoutera les bagatelles de cette fraudée d’Edmond sur les fascicules, les vanilliers, la nomenclature des oignons verts ».
Reliant entre eux les faits réels (ou supposés tels), en en comblant les « blancs » par un flux narratif qu’elle inscrit dans un schéma actantiel fictionnel au sein de quoi le narrateur s’arroge un statut d’omniscient en profonde empathie avec son personnage, elle réussit à faire des multiples vies d’Albius, celle d’avant et celles, chaotiques, d’après l’invention, un roman passionnant que sous-tend une vérité historique précisément et fort heureusement reconstituée.
Patryck Froissart
Gaëlle Bélem, romancière, née en 1984 à Saint-Benoît (La Réunion), partage son temps entre La Réunion et Paris. En 2020, elle avait ébloui avec son tout premier livre, Un monstre est là, derrière la porte. En récompense de son talent littéraire, l’autrice a été honorée du Grand Prix du Roman Métis en 2020 et du Prix André Dubreuil du Premier Roman. Par ailleurs, grâce à ce « Monstre », elle est aussi devenue la première autrice de l’île dont le roman a été republié en format poche chez Folio. Celui-ci ressortira d’ailleurs en 2024 en anglais. Le fruit le plus rare ou la vie d’Edmond Albius, roman très différent du premier est, lui, en train d’être traduit en anglais et en italien. Sélectionné pour deux autres Prix, dont le Prix Saveurs et Savoirs 2023, c’est un roman d’aventures à la fois drôle et bouleversant qui raconte La Réunion du XIXe siècle.
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