Le dossier secret de l'affaire Dreyfus, Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin
Le dossier secret de l’affaire Dreyfus, 2012, 348 pages, 22 €
Ecrivain(s): Pierre Gervais, Pauline Peretz, Pierre Stutin Edition: Alma Editeur
Au travers des sorties de livres d’enquêtes historiques surgissent souvent des œuvres plutôt discrètes, qui méritent cependant de se voir élogieusement saluées. Une belle association d’auteurs, celle de Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin fournira ici l’occasion d’un assez exemplaire cas d’espèce. Vif, précis, efficace et pertinent, leur commun Dossier secret de l’Affaire Dreyfus inspirera sans guère de doute au lecteur un rapide et passionnant intérêt. Peu dire serait alors que, sous ce titre, leur travail embrassât l’un des plus délicats sujets. S’immiscer à nouveau dans un épisode historique expurgé de ses zones d’ombres majeures (comme on aurait pu le croire) aurait en effet exigé de quiconque un apport suffisamment novateur.
Après les travaux monumentaux dédiés au « cas Dreyfus » par Marcel Thomas en 1961, Jean-Denis Bredin en 1981 ou encore Vincent Duclert en 2006 (ne parlons pas de Reinach pour 1901), fallait-il de la sorte aux co-auteurs de cette entreprise ne point se risquer aux faux-pas de la redite ou même du plagiat. Que restait-il alors à dire sur cette chronique militaro-judiciaire, ayant autrefois déchaîné la passion politico-médiatique, qui ne fût déjà précisé par une séculaire et exhaustive collecte d’informations ?
Décortiquer pièce à pièce et le plus attentivement sur cette question les documents du Service Historique de la Défense et ceux détenus par les Archives nationales indiquera alors la voie judicieuse empruntée cette fois par nos trois chercheurs. De leur démarche savamment menée, attendrait-on avidement de tonitruantes révélations ou découvertes que l’on s’en trouverait frustré ou déçu. Au contraire de telles attentes mais grâce aux consultations entrevues, nos trois enquêteurs se seront plutôt fixé de dévoiler ce qu’ils auront observé de la matière accusatoire du procès autrefois instruit à charge contre le célèbre officier. La perspicacité conjuguée de nos détectives aboutira donc, de façon inédite et sous cet angle d’un retour aux sources, à la reconstitution minutieuse et éclaircissante de l’agencement initial des griefs retenus contre Alfred Dreyfus (1894). Déplorablement perdu dans la sombre mêlée juridique d’époque, le contenu primitif et présomptif de l’accablant dossier se révélera ainsi, au final et sous ce second regard, étonnamment peu consistant. Par voie de conséquence, l’étude systématique et approfondie des éléments du dossier secret de l’Affaire (grâce à une méthode éprouvée ailleurs) aura très largement attiré les rapporteurs de ces dissections dans un dépeint sociologique et contextuel richement reproduit. De cet éloquent et lumineux tableau remontera alors la performance de leurs travaux réunis.
« Ci-joint 12 plans directeurs de Nice que ce canaille de D. m’a donné pour vous… » (sic) (fac-similé p.111). On le savait depuis longtemps, la désignation de Dreyfus sous l’initiale simple que mentionnait ce message, estimée « accusatrice » au sein d’une lettre-bordereau « dérobée à l’ambassade d’Italie » (p.110), fut bien le détonateur de toute l’instruction judiciaire et militaire intentée contre lui pendant douze longues années (de 1894 à 1906). Selon ce que nous rapporte aujourd’hui le dossier secret de l’Affaire Dreyfus, le plus déconcertant réside ainsi dans ce que cette incertaine reconnaissance constitua finalement de bout en bout l’élément décisif ayant permis d’incriminer le capitaine Juif, en faisant de lui le traître approprié et démasqué au renseignement de l’étranger. Les autres pièces progressivement versées au dit « dossier », à savoir les accusations complémentaires ou soi-disant corroborantes ne seraient à terme – tout comme on avait pu d’ailleurs le soupçonner – plus qu’un assez vaste montage fallacieusement édifié contre l’infortuné polytechnicien. Un dossier secret, constitué de « pièces de comparaisons » (p.250) suggérant la raison supérieure d’Etat, imposa si bien d’entrée la réunion à huis clos d’une juridiction militaire. L’élaboration du réquisitoire échoirait de la sorte au très douteux staff de hauts militaires français rapprochés du Ministère de la Guerre. Ceux-là se verraient sans tarder aussi peu dédaigneux de forfaitures que de mensonges, en même temps que fort imprégnés d’idéologie antirépublicaine. Le vers était ainsi dans la pomme !
Tout à ce stade commence alors ce formidable travail de dépistage mené par nos trois historiens qui livrent successivement les noms et fonctions diverses de tous ces beaux acteurs, autoproclamés gardiens de l’ordre moral mais indépendamment de l’idéal porté par la République. Beaucoup étaient cependant affectés aux postes-clés de la sécurité nationale. Sous le contrôle direct du ministre Mercier mais doté d’une autonomie d’orientation ahurissante, ce singulier service du contre-espionnage français dénommé « Section de statistiques » divulguera ainsi l’étendue redoutable de son influence. La partie du chapitre 1, où nos auteurs consacrent à ce département un vigoureux exposé, propose alors ce titre sans équivoque (p.33) : « Un pouvoir en marge de l’Etat républicain ». Au sein ou à la périphérie de la « Section » se voient ainsi intervenir des hommes déterminés à inculquer leurs conceptions privées. Le chef de ce service, le colonel Sandherr, entraînant avec lui le ministre Mercier et autre Henry ou Boideffre, incarne le noyau dur de cet actif détournement : « … au nom de la sécurité nationale, les hommes de Sandherr refusaient tout contrôle et ne s’imposaient aucune limite » (p.40-41). Assurément la malchance seule n’accabla-t-elle donc jamais à proprement parler le jeune capitaine de confession juive, quand sa carrière jugée brillante aux armées devenait une plaie évidente pour un petit univers antisémite et xénophobe tout aussi bien logé. « L’antisémitisme des hommes de la Section de statistiques était notoire » (p.250), nous révèlent les examens livrés de ce côté. Ce sentiment se verrait hélas également partagé et relayé à un autre degré. Une presse de même inspiration tendancieuse, d’ailleurs souvent étrangement renseignée du suivi de l’Affaire, s’était à son tour violemment emparée du scandale bientôt par elle très connoté. « L’Intransigeant d’Henri Rochefort, ex-communard devenu ultra-nationaliste, et Edouard Drumont se déchaînèrent contre le traître Dreyfus et la mollesse supposée du ministère à son égard » (p.122). Nostalgiques de la monarchie et catholiques dépités des affres révolutionnaires constitueraient pour une large part ce lot des propagateurs de haine ressuscitée… Un « Etat dans l’Etat » s’apprêtait à lui donner force et écho très net dans toute la société.
Comme le démontrent fort bien nos enquêteurs associés, après un reclassement parcimonieux des pièces peu à peu accumulées dans la constitution d’un procès plusieurs fois ré-ouvert (« Le dossier à la plume rouge, une narration possible » p.222), la vacuité du dossier de départ incita-t-elle les accusateurs les plus farouches au recours à des discriminations subliminales ou tabous répulsifs non limités aux phobies plus haut mentionnées. « L’inclusion des pièces à connotation homosexuelle dans le dossier secret pouvait renforcer l’accusation par un mécanisme semblable [] En insérant de telles pièces, Sandherr, Henry, Gonse et Mercier se donnaient la possibilité d’exploiter un éventuel outrage de leurs pairs, susceptible de les rendre moins critiques à l’égard des faiblesses de l’accusation » (p.265). Dignes de quelques plus truculentes intrigues à la Feydeau ou à la Courteline, les mœurs débusquées de certains attachés d’ambassades étrangères à Paris mais espions reconnus étaient également venues interférer dans l’Affaire à un degré subalterne. La sulfureuse correspondance de celui par qui l’affaire avait éclaté, le colonel von Schwartzkoppen, ouvrait donc immédiatement le champ à un nouveau procédé de « dénonciation criminelle » où Dreyfus se voyait impliqué par allusion associative. Interceptées par le contre-espionnage, les missives de l’ambassadeur d’Italie à Paris, Panizzardi, et adressées à son homologue Allemand, serviraient-elles comme compensation efficace au dossier infirme de preuve véritable : « Je viendrai bientôt pour me faire bourrer n’importe où. Mille salutations de la part de celle qui t’aime tant », « tout à toi sur ta bouche », « j’espère que vous continuez à bourrer tout ce que vous pouvez » (p.90).
Moins que le consternant sort de Dreyfus, nos trois avisés rapporteurs auront davantage exploré ici l’aspect singulier d’une dérive institutionnelle qui restait déficitairement expliquée à l’ombre de ses plus obscures et subtiles inductions. Sur ces considérations visant la IIIe République française, au moins pourra-t-on se féliciter en refermant ce livre que la longue et controversée instruction de l’Affaire Dreyfus réussit finalement avec son dénouement heureux à juguler (au moins provisoirement) une contamination totalitariste dont le germe infectieux proliférait bientôt depuis les entrailles-même de la machine étatique. Que cela serve au futur ! A titre posthume pour Zola, pour bon nombre de personnalités lucides et courageuses avec lui, cet ouvrage ne saurait autrement dédicacer un hommage honorant.
L’homogénéité formelle du livre rendra mal aisé de distinguer la part prise par chacun des trois auteurs dans l’élaboration de celui-ci. Sûrement cette dissolution individuelle doit-elle souligner en dernier lieu la réussite d’une collusion constructive.
Vincent Robin
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