Le dimanche des mères, Graham Swift
Le dimanche des mères, janvier 2017, trad. anglais Marie-Odile Fortier-Masek, 142 pages, 14,50 €
Ecrivain(s): Graham Swift Edition: Gallimard
En gros, la pieuvre, c’est une tête et des bras multiples. Le dimanche des mères présente une forme (pas un aspect !) comparable à cela. Le narrateur – écriture limpide, traduction remarquable – se tient en quelque sorte fixement au mitan d’une journée de dimanche et compose un récit qui marie présent, passé et avenir avec un art de la variation focale tout simplement magistral. Le passé et l’avenir immédiats, un peu éloignés ou à plusieurs décennies de distance – d’où l’usage fréquent du futur dans le passé qui est un pur plaisir de lecture. Le corps fixe du propos, le pivot, c’est donc le dimanche ensoleillé du 30 mars 1924. Ça se passe à la campagne, dans le Berkshire, comté bucolique du sud de l’Angleterre parsemé de propriétés aristocratiques. Les employés de maison y sont à demeure ; laissant donc au loin, ailleurs, des parents, en particulier des mères auxquelles ils ne rendent visite qu’un dimanche précis dans l’année, celui donc dit des mères. L’absence pour ainsi dire générale des domestiques pendant cette fameuse journée, pour convenue ou contractuelle qu’elle soit, n’en est pas moins un « désagrément momentané » pour les maîtres. Afin de remédier à cela, les Niven et les Sheringham, voisins, se retrouvent chez les Hobday pour un « jamboree ». De plus, dans quinze jours exactement, Emma, la fille des Hobday, épouse Paul, le fils des Sheringham ; et les Niven sont invités d’honneur au mariage.
Le lecteur ne « verra » pas une seule fois Emma Hobday, la fiancée. Ni les parents des deux futurs époux, bien que l’essentiel de ce qui se passe ce jour-là ait lieu dans la propriété des Sheringham. Le personnage principal du roman, en fait, est… la bonne des Niven, Jane Fairchild. Jane âgée de vingt-deux ans et élevée dans un orphelinat. Agréable et épicurienne Jane qui, depuis des années, est l’amante cachée de Paul Sheringham, vingt-trois ans, sur le point donc de se marier. N’ayant pas une mère à qui rendre visite (elle a été abandonnée à la naissance), contrairement aux autres domestiques, Jane s’apprête à emprunter un livre (J. Conrad) dans la belle bibliothèque de ses maîtres pour passer le temps lorsque Paul l’invite au téléphone à le rejoindre chez lui, dans la demeure désertée par tous. Jusqu’alors, cela ne s’était jamais produit. Jane et Paul ne se s’étaient jamais retrouvés, pour leurs rendez-vous secrets, chez lui, dans sa chambre. Ce dimanche 30 mars 1924, dimanche ensoleillé comme si on était en juin, Jane entre par le portail de la propriété, remonte l’allée sur sa bicyclette qu’elle laisse ensuite là, visible, appuyée contre un mur, et pénètre dans la maison par l’entrée principale. C’est du lit au drap taché de leurs émissions (en tant que femme de chambre elle-même, elle ne peut manquer d’imaginer longuement le visage et les suppositions de l’employée qui verra et nettoiera cela) que Jane regarde son amant se rhabiller avec un soin méticuleux puisqu’il a rendez-vous avec sa fiancée. Il est en retard, mais ne se presse pas. Pas là, dans la chambre, sous les yeux de Jane. Il s’en va dans sa berline noire, après avoir indiqué à Jane où laisser la clé de la maison quand elle quittera les lieux. Il l’invite à prendre son temps. Jane – séquence cinématographique – toute nue, seule au monde, explore alors les différentes pièces de cette grande demeure, se nourrit dans la cuisine, visite la splendide bibliothèque, contemple par la fenêtre le paysage et le jour radieux qu’il fait. Puis s’en va à son tour. Les deux jeunes amants ne se reverront plus, et Jane est venue là pour la première et la dernière fois. Pourquoi ?
« Elle descendit les marches, ses doigts caressant la rampe, moins pour s’y appuyer que pour en apprécier le toucher délicat. Là où l’escalier tournait, les tringles en cuivre brillaient. (…) En bas, le hall parut se crisper à son approche. Comme si les objets battaient en retraite. Jamais ils n’avaient vu chose pareille : une femme nue descendant l’escalier ».
Le dimanche des mères, mine de rien, est conçu un peu comme un suspense. Suspense à propos de Jane et de ce qu’est la suite de sa vie. L’effet d’attente (agréable) que Graham Swift sait créer et maintenir pendant tout le roman est admirable.
« Elle avait dix ans et elle était dans un orphelinat lorsqu’un grand paquebot heurta un iceberg, faisant quelques orphelins de plus. Elle en avait douze lorsqu’une femme se jeta sous les sabots d’un cheval royal. Elle venait d’en avoir quinze lorsqu’elle travailla quelque temps, un été, dans une grande maison – elle n’avait encore jamais vu semblable palais – où elle apprit tout ce qu’il fallait savoir sur les émissions nocturnes.
Elle vivrait assez longtemps pour devenir presque centenaire et pour comprendre qu’elle avait probablement connu, vu – et écrit – suffisamment. Cela lui était égal, disait-elle d’un ton enjoué, si elle ne parvenait pas jusqu’à l’an 2000. C’était déjà un miracle qu’elle fût arrivée jusque-là ».
Outre l’écriture magnifiquement épurée, le plaisir du lecteur est de se sentir comme Dieu qui voit par avance le destin pas du tout commun de cette jeune femme de chambre ; elle qui est entrée dans la vie « sans même un nom, sans même connaître sa vraie date de naissance ». Ce plaisir, ainsi que celui que procurent les merveilleuses pages finales consacrées à Joseph Conrad – un voisin, quasi – doivent être laissés intacts à la découverte de chaque lecteur de ce roman beau et sensuel.
Théo Ananissoh
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