Le carnaval des innocents, Evelio Rosero
Le carnaval des innocents (La carroza de Bolivar), janvier 2016, trad. espagnol (Colombie) François Gaudry, 303 pages, 21 €
Ecrivain(s): Evelio Rosero Edition: Métailié
Le Carnaval des innocents nous plonge dans la Colombie de la fin des années 60, à la veille du Carnaval des noirs et des blancs (Le « Carnaval de Negros y Blancos » qui figure depuis 2009 au patrimoine immatériel mondial de l’Unesco), dans la ville de Pasto, au pied du volcan Galeras, précisément dans les premiers jours de l’année 1966. Le Dr Justo Pastor Proceso, dont les infidélités de l’épouse, la belle Primavera, sont largement connues, voit enfin l’occasion de dire aux yeux de ses concitoyens tout le mal qu’il pense du « libérateur » Simon Bolivar. C’est que la ville de Pasto a été le théâtre d’un des épisodes les plus violents et radicaux de la guerre d’indépendance, un des points forts aussi de la mythologie bolivarienne. Une mythologie qui n’est, pour le docteur et quelques-uns de ses amis, qu’une forfaiture et une imposture. Tout cela, le docteur entend le montrer aux yeux du peuple au travers d’un grand char de Carnaval dans lequel il est prêt à engloutir une très large part de sa relative richesse. Cela n’est pas sans risque en ces années où les FARC font leurs premières armes alors que le pays sort à peine de la période que l’on nommera plus tard la Violencia.
Les pouvoirs en place comme les nouveaux révolutionnaires ne peuvent en effet accepter que l’on moque sans vergogne le Libertador (même si cette critique et ce « déboulonnage » de l’effigie nationale, ce n’est pas entièrement nouveau) et entendent bien tout faire pour empêcher cela, car le secret n’a pu être longtemps gardé.
Nul besoin cependant au lecteur de connaître sur le bout des doigts l’histoire des conflits qui ont traversé l’histoire tumultueuse de la Colombie pour se plonger dans ce récit touffu et bruyant comme ce carnaval débridé. L’auteur prend en effet le soin de nous faire connaître toute cette histoire au travers des récits enchâssés que se font et refont le docteur et ses amis de la « libération » de Pasto par Bolivar et ses acolytes. Ces épisodes dramatiques et grotesques que doivent illustrer les décors du char dénonciateur. Evelio Rosero considère en effet que la vérité a toujours été cachée au profit du mythe dès qu’il s’agit de Simon Bolivar et sa légende. Ses personnages reviennent sur ce que l’auteur a lui-même entendu dans son enfance et où les souvenirs et récits transmis n’avaient pas grand-chose à voir avec l’histoire officielle enseignée à l’école et encensée dans les discours. Beaucoup plus par contre avec une histoire déjà « différente » publiée dès les années 20 et 30 par un historien du cru (José Rafael Sañudo) qui sera une référence souvent citée par les érudits locaux dans leurs récits critiques et contradictoires.
On découvre du coup une « autre » histoire colombienne en même temps que l’on plonge dans la folie d’un Carnaval qui n’épargne personne, généreusement arrosé d’aguardiente, et où tout semble possible. Le talent de l’écrivain est de savoir nous rendre palpables l’excitation et la démesure de la fête autant que l’inconscience assumée qui semble saisir toute la ville, tous ses habitants. De phrase en phrase, nous sommes bousculés, nous perdons parfois pied, saoulés de bruits, de musiques, de cris… et d’excès en tout genre. On sort nous aussi sonné de ce Carnaval. Un peu moins innocent aussi. Car ce qui se dit là s’est dit ailleurs. Les mensonges historiques ne sont en effet le privilège d’aucun pays ni d’aucun régime. Les drames politiques qui sont aussi des drames humains, cela n’est pas non plus le privilège de telle ou telle région du monde ou de telle ou telle période de l’histoire. La fiction entend ici porter une vérité historique trop longtemps cachée, ignorée ou refoulée. Fiction, vérité et histoire qui sont aussi « universelles » que colombiennes parce que justement précisément colombiennes. Il serait sans doute dommage de n’aborder cette littérature (comme toute littérature sans doute) que comme littérature nationale. Se dégageant de l’ombre tutélaire et un peu étouffante de ses grands prédécesseurs, elle affirme une originalité qui pour avoir des airs de famille avec d’autres voix colombiennes n’en est pas moins singulière, mêlant avec fluidité et adresse la précision historique ou anthropologique des uns et la fantaisie bariolée et déraisonnable des autres, qui sont aussi les mêmes.
Un récit qui nous emporte et auquel il est parfois bien difficile de résister et qui nous permet de voir la Colombie et, au-delà, toute une partie de l’Amérique latine, avec un autre regard, qu’il s’agisse de son histoire ou de sa réalité contemporaine.
Marc Ossorguine
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