La vie privée, Olivier Steiner
La vie privée, mars 2014, 160 pages, 13,90 €
Ecrivain(s): Olivier Steiner Edition: L'Arpenteur (Gallimard)
Le corps et l’esprit
Au début, il y a la mort, il y a un mort. Au premier étage d’une maison de bord de mer, gît Emile. Un vieil homme duquel le narrateur, Olivier, s’est occupé pendant 3 ou 4 ans. Il avait besoin d’un toit. Emile était malade, âgé, il tombait, il avait besoin qu’on le relève… L’un a sauvé l’autre qui n’est pas celui qu’on croit : « Le prodige est qu’en le relevant je me redressais », note le narrateur. Il y a donc un corps, ce corps sur lequel la mort opère son travail : il se refroidit, se raidit, au son d’une sonate de Schubert. Il n’y a que ce corps car Emile, la veille déjà, s’en était détaché : il « regardait le plafond, comme si tout ce qui avait un rapport avec son corps ne l’intéressait plus, ne le concernait plus ». Mais Olivier n’avertit personne. Il attend, au rez-de-chaussée. Un homme. Un autre.
L’autre, c’est celui avec qui il va entamer une relation sexuelle, un « plan cul » organisé depuis un site spécialisé. L’homme, qui n’a pas de nom, dominera, le narrateur se soumettra à lui avec pour seul but de le mener à la jouissance. De cette relation, tout est dit, du léchage de chaussures à celui du sexe et de toutes les autres parties du corps. Des gifles reçues, de la cravate nouée autour du cou du narrateur, des insultes, de son corps qui se cambre, qui s’ouvre, qui souffre et s’éprouve dans la douleur. Il faut mener le corps jusqu’à son exultation et tous les moyens seront bons.
Ces deux histoires – celle d’Emile et de l’homme – viennent à n’en faire plus qu’une, à se superposer. Et c’est là tout l’art du narrateur : celui du glissement. Qui mène d’une scène de sexe à la vie du narrateur avec Emile, qui crée des correspondances entre le corps mort du vieillard et celui bouillonnant du dominant, entre « l’impureté » d’Olivier et le caractère sacré de la dépouille gisant au premier étage, entre l’abandon du corps jouissant et le corps mourant qui nous abandonne…
« Rien de ce qui va se passer n’est fait pour les yeux vulgaires. Ici, les yeux vulgaires ne verront qu’obscurité, pathologie et provocation inutile » avertissait le narrateur dès les premières pages. La provocation n’est pas toujours là où l’on croit. En tout cas, elle n’est pas dans La vie privée où la jouissance sexuelle n’est souvent que l’instrument d’une jouissance textuelle, d’une langue que l’on sent travaillée, ciselée, maîtrisée. Dans laquelle le dire sublime le dit.
A la lecture de cette Vie privée, on pensera à Hervé Guibert qui, il y a plus de 30 ans, avait, dans La Mort propagande (1977), un texte plus violent encore que celui d’Olivier Steiner, réuni Eros et Thanatos – dans la lignée du magnifique Nécrophile (1972) de Gabrielle Wittkop – et programmé toute son œuvre à venir. On pensera aussi, surtout, aux Chiens, petite « plaquette pornographique » sadomasochiste publiée en 1982, aux Editions de Minuit, que Guibert avait écrite en pensant à Michel Foucault et à Francis Bacon. L’auteur, ici, est digne de ces références.
Certains avaient reproché au premier roman d’Olivier Steiner, Bohème (Gallimard, 2012), son « romantisme ». Ils n’en trouveront plus ici, ou bien il s’agit d’un romantisme noir. La vie privée est un texte cru, maintenant que l’homme lui a fait « bouffer [s]on lyrisme, [s]es métaphores, [s]es élucubrations, [s]es formules et [s]es exagérations ». Il explore, dans sa « pornotopie », les limites du corps, de la sexualité, de ses excès et de ce que les mots peuvent en dire. Quelle est cette vie privée alors ? Ne nous y trompons pas, ce n’est pas celle se dévoilant dans les scènes de sexe qui, outrancières, en viennent à déréaliser, à dématérialiser – en dépit de l’omniprésence du corps – les personnages qui s’y adonnent. La vie privée, ce n’est pas l’intime, mais c’est la vie privée d’elle-même, empêchée par le corps lui-même. C’est une vie privée de quelque chose, ce quelque chose qui nous relie au monde et nous fait être au monde. Et le narrateur semble finalement s’être libéré – par l’écriture de ce texte – de ce qui, peut-être, privait sa propre vie de son désir d’être : « Me voilà rendu à ma liberté. […] La lumière de la lune est forte, on y voit comme en plein jour, elle fait briller et scintiller la mer. Je regarde. Je regarde toute la nuit, je pense ». Le corps devenu esprit.
Arnaud Genon
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