La sainte réalité, Vie de Jean-Siméon Chardin, Marc Pautrel
La sainte réalité, Vie de Jean-Siméon Chardin, janvier 2017, 176 pages, 16 €
Ecrivain(s): Marc Pautrel Edition: Gallimard« Chardin sait ce qu’il doit faire, il sait ce qu’il doit peindre. Le travail est long mais la destination très claire. Il y a un autre monde, caché et plus grand que le monde actuel, ce qui est mot n’est pas vraiment mort, les objets, les simples reflets, sont aussi vivants que les plus animés des êtres ».
Les livres de Marc Pautrel sont toujours des rencontres au sommet, des rencontres au sommet de la vie, de la pensée et de l’art. Des rencontres physiques, où les corps se livrent entre les lignes. Leur mouvement plaît à l’écrivain, comme il se plaît à les faire vivre. Marc Pautrel se plaît à écrire le mouvement d’une main, d’un regard, d’une idée, d’une pensée, d’une jambe, des corps et des objets, l’éclat d’un fruit, le silence d’un lièvre que l’on pense mort. Il nous livre vases et cruches, fleurs et pêches qu’éclairent les toiles de Chardin. Leur âme s’élève sous le pinceau du peintre des natures mortes, des natures si vivantes, endormies – Still Life –, qui n’attendaient qu’une couleur, une touche, un trait, une phrase pour s’éveiller et qui à nouveau s’éveillent dans la sainte réalité, autrement dit à la vie. Le peintre est au travail, comme l’écrivain, il s’isole, laisse la lumière du printemps flirter avec ses toiles et sa feuille, la main sait ce qu’elle veut, elle est ferme, elle trace ligne à ligne l’aventure d’un peintre d’un temps ancien et finalement très contemporain. La main de l’écrivain est habitée par la même force, sa feuille blanche est une toile en mouvement permanent où se brisent ses phrases, vagues qui se lèvent sous le vent de l’inspiration.
« C’est la vie qui choisit pour lui, Chardin n’a presque rien à faire, la peinture s’élit d’elle-même, elle se montre, l’appelle, lui fait signe, il n’a plus qu’à répondre ».
La sainte réalité est le roman d’une vie, celle d’un peintre, fils d’un menuisier du Roi, un inconnu qui va séduire les académiciens – un jeteur de sort, une espèce de sorcier pacifique, un saint –, et finir par s’imposer dans le monde. Il s’installe au Louvre – peut-on rêver d’un lieu plus propice à l’invention que la fréquentation quotidienne de ce musée vivant ? – et cumule plusieurs pensions royales, en restant fidèle à sa peinture, à son art unique. Il entre à l’Académie sans être académique, les éloges et la reconnaissance fleurissent sans que jamais il ne perde de vue sa peinture, son art du détail, son geste, son attention à la couleur, et donc à la lumière. Il peint avec la lenteur de l’écrivain, attentif à ses compositions, ses natures endormies, ses fleurs, ses pommes, ses pêches, ses citrons, son gobelet d’argent, le monde s’ouvre sous ses yeux et vit sous son pinceau – Le temps est fugitif, chaque fruit doit être dégusté.
« Vous peignez ? Non, j’impressionne ».
« La fidélité est un leurre, seule importe la fidélité sensorielle, la saturation de signes et de couleurs, de formes espacées ou enchevêtrées, d’espaces au-dessus, au-dessous, à droite, à gauche, de déséquilibres successifs et de perspectives faussées et accumulées (…) et que tout penche pour faire pencher aussi le spectateur ».
La sainte réalité s’ouvre ainsi, on voit Chardin, et l’on s’imagine entendre Pablo Picasso ou Willem de Kooning, une même fidélité sensorielle. Peindre sans relâche, pour quelques amateurs – Diderot voit Chardin comme personne en son temps –, peindre ce qui s’offre là sur l’instant, ces natures endormies qui n’attendent que son pinceau pour renaître, pour trouver une autre vie dans l’agencement voulu par le peintre. Marc Pautrel décrit cet exercice spirituel – comment l’appeler autrement ? – avec l’œil d’un peintre, éclairant par mille détails ce foisonnement d’objets et de couleurs. Il voit juste et voit tout – la mort qui frappe, le monde qui change –, et nous fait tout voir et donc tout ressentir – fidélité sensorielle. Sous sa main leste, les objets s’assemblent comme ils le faisaient sous l’œil du peintre. Sous son pinceau, naissent des toiles, puis des pastels, des portraits, des natures miraculées, des autoportraits. Le trait est léger, les ombres vivantes, les couleurs incendient le papier – la laque, les cendres d’outre-mer, la terre de Cologne, le stil de grain d’Angleterre –, comme elles incendient le roman.
Philippe Chauché
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