Là où tout se tait, Jean Hatzfeld (par Martine L. Petauton)
Là où tout se tait, janvier 2021, 224 pages, 19 €
Ecrivain(s): Jean HatzfeldDe tous temps, nos mémoires se sont nourries des chroniqueurs, inlassablement minutieux, accumulant et vérifiant, taiseux souvent, un rien obsédés par l’objet de leur collecte. Ainsi, des Croisades ou de la Grande Peste, de toutes les guerres ou des colonisations à l’infini… Ainsi, de Hatzfeld et de sa geste du Rwanda-année 1994, celle d’un des pires génocides de l’histoire des hommes : « jamais population civile n’avait été tuée plus efficacement de la main de l’homme », entendons « artisanalement »… Plusieurs livres, devenus viatiques indispensables. Formidable tableau en plusieurs morceaux, comme triptyques en églises médiévales, disant tout, montrant l’important et les plus infinis détails, donnant, et avec quel superbe respect et amour, la parole qu’il faut à ceux qui ont vécu les 30 jours du Rwanda. Les massacres, vus face massacrés « dans le nu de la vie », puis massacreurs « une saison de machettes », la parole des enfants « un papa de sang », celle de cet Englebert des collines, synthèse à lui seul de ce temps « des tueries ».
On ne peut que saluer, avec tout le monde, la démarche de Jean Hatzfeld, de livre en livre, et ici encore ; situer le génocide Rwandais dans sa spécificité et dans le moule génocidaire historique ou ailleurs dans le monde. Le titre de ce nouvel opus et ses mots phares, « là », « tout », « se tait », donne le ton et la couleur : dire – sans bavarder évidemment – l’essentiel de l’indicible. On est en 2019, et Hatzfeld, en recensant de nouveaux témoignages, continue sa magistrale chronique – son inlassable tâche – en s’intéressant à quelques Hutus ayant porté secours à des Tutsis pourchassés, proposant ainsi des portraits de « Justes » Rwandais ; « rares épisodes de sauvetage et de mains tendues ». Les Justes, pièce réconfortante et incontournable de tout génocide ; un retour même minime de l’humain. Mais, on est en Afrique de l’Est, dans un complet tissu ethnique, dans un « génocide agricole et rural » où la machette remplace l’outil, et où le terrain des massacres est le village ; chacun connaissant son « avoisinant ». On est au Rwanda, et les « Justes » seront forcément construits de façon compliquée. Très.
Comme dans ses précédents livres, Hatzfeld pose ses entretiens-témoignages à Nyamata, commune de 59.000 habitants dans laquelle 51.000 Tutsis ont été massacrés « entre le 11 Avril et le 14 Mai, en trente-quatre jours d’affilée, puisqu’on tuait aussi le dimanche » et en grand nombre dans l’église.
Chaque parole – toujours avec ce langage et ses tournures si particulières « on me salue bien, c’est grand chose ; pas de mauvais regard ethnique » – dresse une vie quotidienne précise et complète de ce mois de tueries : juste avant, où on vivait, avec qui, comment ; l’arrivée, dès l’accident de l’avion du président Hutu, des premiers massacres ; la journée du Tutsi, caché, puis immergé dans les marais, ou fuyant dans la forêt ; les façons « à la paysanne » d’organiser pour les Hutus, les battues, et au bout de ces chasses, le massacre : « huit à neuf victimes sur dix furent tuées à la main par des civils… c’est-à-dire en face à face par les voisins Hutus ». Le mot si évocateur de « couper » émaille, on s’en doute, les pages et les dires.
On gagne en informations sur les méthodes avec le raconté des « trous », fosses d’aisance dans les cours où l’on jetait les coupés et des vivants ou pas tout à fait tués, parmi lesquels une foule d’enfants. Recensés lors des procès de l’après génocide, « avoués », et localisés par les massacreurs, quand du moins, ils acceptaient de se souvenir, ils ont fait l’objet de terribles relevés d’ossements et de traces, dont la narration très descriptive et comptable n’est pas la plus facile partie de l’opus pour son lecteur. On affine également dans des témoignages précis et imagés, ce qu’on peut cerner comme causes ; ainsi de la convoitise des biens, terres, « la gourmandise surtout pour les parcelles », vaches (la richesse des Tutsis)… causes structurales du fait génocidaire, partout et dans tous les temps, évidemment. Ainsi, et de la même façon, de ceux qui « marchaient derrière » ceux qui coupaient, sans pour autant agir…
Les faits pouvant acter le statut de Juste ont été rares et souvent baignent dans le quotidien de ces avoisinants (cacher, ne pas dénoncer, ne pas accepter de tuer son voisin ! sa femme Tutsie ! une connaissance supposée être de l’autre ethnie, la dite mauvaise). Ce sont de hauts faits, racontés – magnifiquement – en récits croisés, par Eustache, Innocent, Edith ou Claudette, ceux qui ont sauvé, ceux qui l’ont été, ceux qui ont vu, entendu dire… paysans ordinaires d’un rare courage, qui ne revendiquent pour autant aucun héroïsme, mais constatent avec un rien de fatalisme l’absence de médaille, d’inscription « à la file des autres » sur le mur du mémorial, entendez celui des victimes Tutsis. « On ne m’a pas offert de vache quand même », dit celui-ci.
Évidemment, tout s’est compliqué et tragiquement après le génocide, quand les Hutus ont fui, et que les sauveurs de Tutsis ont été « pointés » par les leurs, puis emprisonnés avec les leurs, lors des tribunaux populaires des « gaçaça ». Et puis – chaque récit y revient – il y a eu le retour au village, Tutsis, Hutus, Justes et tueurs, censés reprendre le quotidien agricole ; l’essai de résilience appliquée au terrible réel, et à sa mémoire : « la vengeance rongeait les cœurs. Le mien aussi ; ça passe. Le temps minimise les sentiments quand même… sinon on vieillirait fous ou tueurs. Les années se poussent. Elles ne poussent pas les souvenirs. Ils sautent au-devant à chaque nouvelle année pour revenir se caler bien en face de soi. La bonté, rien de plus fragile ».
Mais – fondamentale philosophie des gens du pays des Collines – on croise ces mots de l’unique rescapée du « trou » de la cour d’Eustache, juste s’il en fût : « j’ai croisé Gasenco, qui m’a poussée… il m’a demandé pardon… qu’il dure, qu’il se promène dans la rue, je ne m’en préoccupe pas. A quoi bon se gâcher avec ces personnes… de toute façon aucun pardon n’est possible ». Et c’est la dernière phrase du livre. Parfaite ponctuation de ce nouvel apport de Jean Hatzfeld à la connaissance du génocide Rwandais, son sens, sa résonance en chacun, d’autant plus dans le contexte actuel du rapport des historiens français, éclairant au passage la responsabilité de notre diplomatie dans ces terribles heures vieilles à présent de 25 ans. Magistral.
Martine L Petauton
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