La Lumière vacillante, Nino Haratischwili (par Patryck Froissart)
La Lumière vacillante, Nino Haratischwili, Gallimard, Coll. du monde entier, septembre 2024, trad. allemand, Barbara Fontaine, 720 pages, 27,50 €
Edition: Gallimard
Voici un roman fleuve qui n’est certainement pas un long fleuve tranquille.
Après La Huitième vie, une fresque de 1200 pages présentée dans notre magazine en octobre 2021, Nino Haratischwili récidive avec ce carrousel romanesque de plus de 700 pages, servi comme le précédent ouvrage par la remarquable traduction de Barbara Fontaine.
Le prétexte, ou le sous-texte, ou le texte-cadre, est une exposition posthume, à Bruxelles, en 2019, des photos réalisées tout au long de sa vie par la célèbre photographe géorgienne Dina, l’un des personnages de premier plan de ce roman à l’écriture prolifique. Parmi les visiteurs se retrouvent Keto, la narratrice, Ira et Nene, les trois amies indéfectibles, depuis l’école primaire, de la défunte artiste dont l’absence hante, lancinante, la mémoire des protagonistes.
« Et mon corps la recherche, je me tends vers quelque chose qui ne vient pas, qui ne viendra plus jamais, et je persiste dans cette posture tandis que les gens, autour de moi, se dissolvent dans la musique. Mon corps me signale que son absence est une injustice criante, un scandale dont je ne veux pas m’accommoder ».
Entre deux échanges tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre, tantôt avec ses deux amies d’enfance, Keto passe en revue la galerie de photos, s’arrêtant impulsivement devant celles qui réveillent brusquement, parfois même brutalement, des souvenirs, heureux pour certains, le plus souvent violents, de leur vie à Tbilissi, depuis leur enfance jusqu’à la mort tragique de Dina, événement qui a coïncidé avec une relative disjonction du cours jusque-là étroitement confluent de leurs quatre existences, cours toutefois, naturellement, jalonné de disputes, de désaccords, de réconciliations, et ponctuellement de réaffirmations d’une sororité se révélant finalement plus forte que toutes les incidences, potentiellement délétères, venues heurter cette relation d’exception à tel ou tel méandre du destin de l’une ou de l’autre.
Le va-et-vient régulier, quasi rythmique, entre le déroulement banal, mondain, artificiel de l’événement-cadre et les rétrospections abruptement enclenchées par le surgissement, dans le champ de vision de la narratrice, de telle ou telle photographie, constitue une profonde, intime, émouvante, souvent douloureuse « recherche d’un temps perdu », sous la forme d’un puzzle narratif dont le lecteur est condamné à renouer les pièces, pouvant être non chronologiques, afin d’en dégager un quelconque sens global. Le fil de la mémoire n’est pas linéaire, il est discontinu, il comporte des trous, des éclipses, des occultations. La narratrice en est consciente, en souffre, craint que le souvenir ne soit pas conforme à la réalité vécue, « Le labyrinthe de la mémoire est déroutant », et cherche à rétablir une vérité dont une part tend inéluctablement à lui échapper.
L’exercice est multiplement passionnant, des fragments du parcours de chacune des quatre amies, de leurs ascendants vivants, de leurs relations s’insérant à la fois :
– dans des éléments narrativement épars du contexte historique chaotique d’un pays, la Géorgie, et de sa capitale Tbilissi, depuis l’éphémère République de 1918-1921 en passant par la période soviétique, les guerres russo-géorgiennes et les conflits séparatistes d’Ossétie et d’Abkhazie, jusqu’aux ultimes péripéties du roman, « Je ressentis de nouveau une sorte d’amour pour notre ville maltraitée, affligée, plongée dans le chaos, qui semblait n’avoir connu, depuis sa fondation, il y a plus d’un millénaire, que l’occupation, la libération, le sang et les larmes, la guerre et encore la guerre » ;
– entre des épisodes marquants des histoires particulières, parfois entre elles inextricablement imbriquées, des familles de toutes origines ethniques, de toutes religions, de tout statut social, de toutes professions, occupant les différents étages d’un immeuble ayant été divisé en micro-appartements à l’époque soviétique, donnant tous sur une cour intérieure commune, lieu central foisonnant où les résidents se croisent, se rassemblent, s’affrontent, s’aiment, grandissent, vieillissent, font fête ou expriment leurs deuils. Ce centre fourmillant de vies croisées rappelle Le passage des Miracles de Naguib Mahfouz, ou L’Immeuble Yacoubian d’Alaa El Aswany, ou encore l’ensemble immobilier devant lequel est installé Le banc de la victoire de François Momal ;
– entre les composantes sporadiquement relatées des intrigues complexes associant ou opposant, dans un pays où règne une absolue corruption, que dénonce la narratrice de manière virulente, de la base au sommet de la société, les milices de voyous imposant leur loi et leur « protection » aux commerçants et artisans des quartiers, bandes organisées dont sont membres, parfois dramatiquement rivaux, des parents et autres proches des quatre amies, « On sait tous que notre vie et tout ce pays sont un vaste mensonge ». « Tu sais parfaitement que n’importe quel idiot peut entrer à l’université et s’acheter une place ou même carrément un diplôme ».
Qui a lu le roman de Temur Babluani, Le Soleil, la lune et les champs de blé, publié au Cherche-Midi en janvier 2024, recensé dans le magazine de La Cause Littéraire en mars 2024, notera les similitudes narratives entre ce texte lui-même captivant, dont les intrigues se déroulent également à Tbilissi, et celui, poignant, qui est présenté ici.
Patryck Froissart
Nino Haratischwili est une auteure géorgienne-allemande, née en 1983 en Géorgie. Elle grandit dans un environnement où la culture et la littérature occupent une place centrale. Professionnellement, Nino Haratischwili se lance d’abord dans le théâtre, où elle écrit et met en scène plusieurs pièces qui rencontrent un succès notable. Elle se tourne ensuite vers l’écriture de romans, où elle trouve une nouvelle manière d’exprimer sa créativité et de toucher un public plus large. Parmi ses œuvres les plus célèbres, on trouve La Huitième Vie (pour Brilka) (2014), un roman épique qui retrace l’histoire d’une famille géorgienne sur plusieurs générations. D’autres œuvres notables dont Mon doux jumeau (2013), et Le Chat, le Général et la Corneille (2021), explorent des thèmes universels tels que l’amour, la perte et la quête d’identité. En plus de ses succès littéraires, elle est une voix influente dans les débats culturels et sociaux, utilisant sa plateforme pour aborder des questions importantes et défendre les droits de l’homme. Son engagement envers la justice sociale et son dévouement à l’art font d’elle une figure respectée.
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