La fiancée libanaise, Richard Millet
La fiancée libanaise, 20 €, août 2011
Ecrivain(s): Richard Millet Edition: GallimardComme on dit en sciences humaines, on peut lire ou regarder avec le regard du structuraliste ; c’est le cas ici ; ce livre est un Millet/structural ; un somptueux spécimen, qu’on ouvre, émerveillé d’y trouver un refrain réussi de tous ses autres livres.
Tout y est : l’écriture exceptionnellement aboutie – chef-d’œuvre d’un compagnon du tour de France – mieux, classiquement parfaite : « l’ombre gagnait les jardins de Siom où l’on ne distinguait que le dos luisant des toits d’ardoise et les masses plus sombres des sapins, de l’autre côté du lac qui ressemblait à une pièce de soie grise légèrement froissée » ; l’architecture si particulière à la respiration littéraire de Millet : pas moins de 38 lignes pour une phrase à la hauteur de la page 149 ! Balzac, quelque part.
Le cadre ; Millevaches et le haut plateau limousin ; l’écoute de R. Millet, son approche à nulle autre pareille, sa capacité à donner le sentir, le voir, bien sûr, le toucher aussi : « vous n’avez pas l’habitude du silence, de l’obscurité, des bêtes qui détalent dans les fourrés… vous ne savez rien de la terre, ni des ombres… vous êtes… une urbaine effrayée par l’obscurité ».
L’enfance ; sa mère « existence destinée à demeurer à jamais mystérieuse », sa vie « de quasi orphelin, chassé à seize ans d’une trop longue enfance et du pays de Siom, comme de celui de Canaan » ; et des lignes ciselées par l’orfèvre, disant ce qu’il faut, pas plus, pour convoquer la solitude : « le sauvage, pur, fort » qui, chez cet auteur, rime – enfin, c’est ce qu’il nous fait croire, de livre en livre – avec une misanthropie sonnant comme autant de buccins encolérés ; « j’aime regarder les gens, je déteste les gens, mais j’aime les regarder » fait dire Millet à Pascal Bugeaud, son héros, à tout le moins, le frère qu’il n’a jamais eu.
Au bout, balayant le livre en des pages parfois insoutenables, comme les toutes premières : la mort, celle des siens de Siom, dont le cimetière, dans ce livre comme dans tous les autres, hante le fond d’écran ; celle de la mère, celle de tout un chacun ; la sienne, évidemment, en miroir de tout.
Et puis, les femmes, sujet « Milletien » redondant, sujet premier – peut-être – de ce livre-ci au titre fleurant bon Stendhal : La fiancée libanaise.
Dialogue : « – parlez-moi encore – des femmes ? – de vous, si vous préférez – des femmes, donc ».
Ce sera un voyage au pays d’un écrivain, sur le retour, comme on dit, revenu humer l’air de son enfance, en curieux binôme avec sa sœur ; vient l’interviewer une très jeune femme libanaise, intime de son œuvre, Sahar.
Et c’est l’occasion de magnifiques portraits alanguis comme dans autant de tableaux de Delacroix : Mathilde, Lidia, Louise et tant d’autres qui ont croisé la vie de celui qui « à la cinquantaine, n’aime que les très jeunes femmes » et, semble-t-il, baigne dans une sexualité abondante, sûr, exigeante et cousue d’autre chose, sans doute. Chaque femme fait l’objet d’une nouvelle raffinée, précise et précieuse, comme des flacons rares et anciens ; on traverse, à les suivre, Stockholm enneigée, le Lisbonne de la révolution des œillets – qui a ma préférence – une fille inconnue dans un train de nuit en partance pour la Suisse ; joyaux d’atmosphère, érotisme littéraire abouti, descriptions goûteuses ; des univers !
Histoire dans les histoires – jeu de poupées gigognes – la relation P. Bugeaud/R. Millet – Sahar est un fil d’Ariane – ambre, musc – qui convient à cet Orient Levantin qui colore les pages, en pendant à l’austérité limousine. Sauf que ce Liban-là est bien loin du pays fantasmé de la reine de Saba ; c’est celui de la guerre civile, et des phalanges chrétiennes auxquelles participa le héros/Millet, de la façon la plus engagée qui soit ; fusion des destins ? Ou au contraire, bataille au corps à corps, digne des tragédies antiques, et peut-être surtout Raciniennes ? A découvrir : « la vérité sur mon rapport aux femmes ; une vérité que je ne possédais pas et qui s’éloignait à mesure que je vieillissais » ; superbes pages à la scansion Stendhalienne où l’écrivain vieillissant, fragile, voit passer dans son ciel comme un fulgurant champ d’étoiles habitant le nocturne limousin d’été, un sentiment qui pourrait s’apparenter à l’amour, pour une femme convoitée comme « fiancée », libérée du coup des mots crus qui parsèment, hantent, avec panache ce livre de seigneur. On ne peut s’empêcher de penser à un certain Exit le fantôme de Philip Roth, qui résonne en frère depuis cet outre Atlantique « décadent », honni de Millet, pourtant.
Monumental Fiancée libanaise qui laisse à entrevoir encore un peu de son auteur étrange et fascinant, qui parle à chacun d’entre nous, puissamment et en creux, et du coup fait plus que toucher ; il bouleverse.
Martine L. Petauton
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