La Femme aux Cheveux roux, Orhan Pamuk (par Sylvie Ferrando)
La Femme aux Cheveux roux, mars 2019, trad. turc Valérie Gay-Aksoy, 304 pages, 21 €
Ecrivain(s): Orhan Pamuk Edition: Gallimard
Habituellement chantre d’Istanbul, Orhan Pamuk se fait ici, dans la première partie de La Femme aux Cheveux roux, écrivain du monde rural : on y retrouve des échos de la célèbre saga romanesque des Memed – Memed le Mince, Memed le Faucon, Le retour de Memed le Mince, et Le dernier combat de Memed le Mince – publiés par Yachar Kemal en Turquie de 1955 à 1984.
Mais il s’agit aussi d’un roman d’apprentissage dans lequel le jeune narrateur de 16 ans, Cem, pour payer ses études, est engagé comme apprenti pour l’été par un puisatier, Maître Mahmut. Sur la commande d’Hayri Bey – bey signifie en turc « chef de clan » –, un riche bourgeois, ils vont forer en zone aride et rocheuse à la recherche de la précieuse eau, « aux alentours de Kuçukçekmece » (l’un des trente-neuf districts d’Istanbul), non loin du bourg d’Öngören. Entre le maître et l’apprenti se noue une relation, paternelle pour l’un, de filiation pour l’autre, mêlée de souvenirs récurrents du mythe d’Œdipe.
La Femme aux Cheveux roux, comédienne qui a le double de l’âge du narrateur, rencontrée dans les rues et les cafés de la petite ville, accompagnée de sa supposée famille, son « frère » Turgay, sa « mère » et son « père », incarne l’amour, le désir et la liberté. On apprendra qu’elle se prénomme Gülcihan. « Regarde, je pourrais être ta mère », lui dit-elle.
Du café Roumélie où il se détend avec Maître Mahmut après le travail, Cem s’échappe vers le chapiteau du Théâtre des Légendes édifiantes, sous lequel se produit la petite troupe de théâtre ambulant à laquelle appartient Gülcihan. A cette époque de sa vie, Cem, « petit bey » dont le père, pharmacien marxiste, a mystérieusement disparu, pense qu’il sera écrivain.
Sur le modèle de l’Œdipe roi de Sophocle et de façon un peu didactique, Cem se persuade qu’il a « tué le père », qu’il a couché avec « sa mère » : il s’enfuit à la ville. La deuxième partie du roman prend donc place à Istanbul, où Cem poursuit ses études de géologie, en même temps qu’il travaille à la librairie de son ami Deniz, dévorant tous les livres qui lui tombent sous la main, et surmontant tant bien que mal sa culpabilité oedipienne. Toutefois, comme dans le roman de Proust, où les routes de Méséglise et de Guermantes finissent par se rejoindre et les clochers des églises de villages s’aligner, les zones urbaines d’Öngören et d’Istanbul finissent par fusionner et les souvenirs du passé resurgir. On n’échappe pas à son histoire, à son destin. Les dédales de l’enquête à la fois littéraire et sociale de Cem, devenu riche entrepreneur et heureux en mariage, les aléas du hasard et du désir acheminent peu à peu le roman vers sa conclusion, une conclusion où se mêlent, fort adroitement, polyphonie narrative, références littéraires et transmission d’un héritage paternel, avec l’espoir d’écriture d’un roman.
Sylvie Ferrando
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