La Famille, Naomi Krupitsky (par Martine L. Petauton)
La Famille, Naomi Krupitsky, Gallimard, mars 2023, trad. anglais (USA) Jessica Shapiro, 400 pages, 24 €
C’est l’histoire d’une (deux en fait) famille d’origine sicilienne, aux États Unis des Années trente aux années d’après-guerre, qui appartiennent à la Famille, la mafia donc. « Le Parrain » un et deux, en littérature ? À la fois différent, et mieux. Remarquable fresque qui déploie son impeccable tissu, chaîne et trame, sans oublier les couleurs, sur deux (et demi) générations d’Italo-Américains, installés dans un Brooklyn d’avant celui qu’on connaît, mélangeant le quotidien des familles – parfait rendu historique, le déroulé des saisons si particulières à New York, et le point de vue choral des principaux intervenants.
C’est la grande Histoire brassant le vécu de ces émigrés débarquant, perdus et apeurés à Ellis Island, au début du XXème siècle, avec au fond de leurs cartons un peu de la terre sicilienne, puis pendant la guerre, fuyant l’Europe nazie.
Regroupés dans des zones ghettos, comme l’éternelle histoire de l’émigration, cherchant à se lier – de façon archaïque – par des protections que leur offrent des « organisations qui veulent aider » (sic), parce qu’ont débarqué en même temps qu’eux, ou guère avant les mafias du sud de l’Italie, et que les sociétés de ces « petites Italie » seront prisonnières de cette araignée si particulière.
On peut lire ce roman comme un documentaire subtil et terriblement efficace sur les mafias. Naomie Krupitsky en sait un bout, s’est parfaitement documentée ou connaît ça de l’intérieur ? Comment ça marche la mafia de Brooklyn ? rigoureusement, territoire par territoire, sous forme de protection de votre boutique, de vos intérêts, la comptabilité est tenue – il vous faut verser une contribution. On peut vous aider à éloigner des menaces, en faisant disparaître les gens, savamment : « les pieds dans un seau de béton qui durcit, balancé vivant du haut de la Belt Parkway, dans le détroit de Long Island ». Tout un tissu de gens utiles est prévu, dans la police, la politique, la vie syndicale… nombreuses, ces mafias ou Familles, se font une concurrence souvent sans merci. On a lu des livres, on a vu des films, mais là, c’est à portée facile d’imaginations, car la Famille interfère au plus près des deux familles de notre roman ; ils « en sont ». Mangeant les raviolis du repas dominical après la messe, buvant leur café en racontant des histoires du pays, et sortant tout bonnement pour aller « travailler » ; ce sont les hommes bien sûr qui sortent, taiseux en revenant chez eux. Les femmes, mères à l’italienne comme il se doit, sont d’attachants personnages toujours en cuisine, ravaudant, s’occupant des enfants, tenant haut ce silence, cette omerta qui fait le climat mafieux. Mais en sachant plus qu’elles n’en disent, supportant les orages, atténuant les tensions… pour les enfants. Véritables héroïnes premières du livre, deux filles de l’enfance à l’âge adulte, Sofia, la culottée, Antonia la sage, réfléchie, forte au-delà de sa tendance de fond dépressive. Elles sont la dynamique du récit, par leur façon dès l’enfance de boire les inquiétudes des parents, notamment des mères, de jouer à leur manière des rôles de poutres maîtresses de la famille. Disons « la » et plus « les » car il y a une telle symbiose entre tous ceux-là de génération en génération, qu’on ne peut qu’admirer, voire envier ce fonctionnement en famille choisie. Mais se demander aussi si cette fusionnalité entre ces deux familles, répliquant du reste le fonctionnement mafieux (les déjeuners avec tous les « tontons ») est de nature à équilibrer l’individu, à faire grandir en recherchant une autonomie quasi impossible. C’est la problématique du livre, l’ambivalence protection/liberté qui émaille les vécus des deux filles, mais qui a coloré celui de Carlo, le père de Tonia, qui l’a payé de sa vie, celui de Saul, le mari de Sofia, jeune juif allemand ayant fui le nazisme, qui, lui, a payé son ralliement au clan italien, de l’abandon de sa culture, de son passé. « J’aurais dû me marier en dehors de la Famille », dit Antonia…
La réussite du roman tient beaucoup à l’écriture de Naomi Krupitsky, précise, souple – au plus près des dialogues, du vécu de chacun, ample, musicale, portant la tension dramatique de l’histoire : « Sophia a repoudré son visage, redessiné ses lèvres, et serré les dents. Elle a réprimé toutes ses craintes. Elle les a changées en colère, en noyau d’uranium. Elle a gravi les marches avec des plateaux de raviolis, avec les braciole qui pataugent dans leur jus parfumé. Elle a ouvert des bouteilles de vin pour Rosa… Sofia est une assiette en porcelaine. La moindre fêlure risque de la briser ».
Fresque colorée et vivante qui nous plonge dans l’Amérique des mafias à hauteur d’hommes, femmes et d’enfants bien ordinaires ; premier roman, qui au vu de sa réussite ne restera certainement pas seul au palmarès de son auteur.
Martine L Petauton
Naomi Krupitsky est une américaine de Californie, plusieurs fois diplômée.
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