La Djouille, Jean Pérol
La Djouille, août 2014, 288 pages, 20 €
Ecrivain(s): Jean Pérol Edition: Editions de la Différence
Jean Pérol figure dans les chroniques de La Cause Littéraire en tant que poète, pour son recueil Libre livre. On le retrouve ici romancier.
La première partie du livre est un roman du crépuscule. Le narrateur, professeur retraité, retiré dans la solitude « d’un trou, à la frontière de l’Ardèche et des Cévennes », se raconte à la première personne, en une sorte de passage en revue, qui prend parfois l’air du bilan, de certains des chapitres de sa vie, de ses échecs, sur un ton désabusé, avec des accents souvent misogynes et plus généralement misanthropes, le tout empreint d’une forte dose de lucide auto-complaisance.
« […] j’étais las des femmes, de leurs querelles, de leurs becs de vautour et de leur rapacité. J’étais encore plus fatigué des hommes, qui en fait de becs et de serres, n’avaient rien à leur envier. Et finalement lassé aussi de jouer à me faire croire que je ne songeais qu’à la mort. Allez, Valéry, il fallait tenter de vivre ! »
Il fait rapidement la connaissance de Fabien, jeune homme du village, qui apprécie progressivement sa compagnie. Au fil de leurs conversations, le professeur suit le parcours de formation de Fabien et l’évolution de sa liaison avec la jeune Clara, fille du docteur du lieu, provinciale qui ne rêve que de ne plus l’être, tandis que Fabien découvre peu à peu le passé, qu’il aime à trouver aventureux, de son nouvel ami.
« J’interrogeais Fabien, visite après visite, en une série d’avancées prudentes […] Ses remarques, ses brefs commentaires, en coups de fouet, ponctuaient souvent ses propos d’un humour “acid soft”, propre à sa génération… »
Cette première partie, lente, mélancolique, alterne souvenirs d’un séjour que le narrateur, nommé au prestigieux lycée de Kaboul, a effectué en Afghanistan à l’époque de la soviétisation du pays, échanges avec Fabien, confrontations de commentaires sur le contexte du temps de l’écriture (le début du XXIe siècle), et réminiscences douloureuses de la liaison passionnée, du mariage, et de la séparation impardonnable qu’a vécus le professeur avec Justine, qu’il a connue à Kaboul.
L’écriture de Jean Pérol y est celle d’un poète, d’un amoureux des mots, du rythme, du phrasé, et n’est pas sans rappeler au lecteur la majesté, le cours tranquille autant qu’irrésistible de l’expression proustienne, alors que le narrateur ressasse cette interrogation toujours en vaine attente de réponse sur la pertinence du temps perdu et sur celle du temps qu’il reste à perdre, avec la récurrence de l’image symbolique de la Djouille, cet oued afghan qui emporte tout et se perd dans les plaines de l’oubli.
« Passé un certain âge, ce qui nous plombe et nous empêche de réaliser quoi que ce soit, c’est la perception claire, aiguë, fusillante, lancinante, crépitante, de l’inutilité de tout. Tout fut, même l’avenir. Comme ils disent ici au café du village : l’avenir, c’était bien mieux avant ».
L’avenir de Fabien va rejoindre le passé du professeur. Leurs histoires, après s’être rencontrées et avoir eu pendant quelque temps un cheminement parallèle, se croisent soudain en un chiasme narratif inattendu : Fabien s’engage dans l’armée et part en Afghanistan.
Pour le narrateur, mortifié par la trahison de Justine, la femme est couramment responsable de l’histoire de l’homme. Prenant le contre-pied de la phrase d’Aragon devenue lieu commun, il assène sa vision de la gent féminine, tout en se défendant de toute misogynie basique.
« Ce que la femme est, de l’homme, c’est bien plus souvent le malheur, c’est “la négation de son avenir”. Sa douleur. Elle en est son pourrissement, sa décomposition. Sa plaie accrochée à son flanc. Sa cruauté. Son rongement. Souvent son cancer carnassier, à petit feu, à petits pas, métastases glissées au détour des mots, des silences pires, des indifférences ».
Or c’est bien une femme qui, cruelle illustration de cette conviction, provoque le départ, la fuite en avant de Fabien, sujet dynamique de la deuxième partie du roman.
A partir de là, le narrateur s’efface.
Le récit se fait plus rapide, plus cruel, plus incisif, en prise sur l’événement, sur l’action, sur le tragique de situation, et la tension croît à mesure que se présentent à l’esprit du lecteur les possibles scénarios du dénouement.
Deux romans en un, en somme…
Patryck Froissart
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