La bonne histoire de Madeleine Démétrius, Gaël Octavia (par Théo Ananissoh)
La bonne histoire de Madeleine Démétrius, octobre 2020, 266 pages, 19 €
Ecrivain(s): Gaël Octavia Edition: Gallimard
Gaël Octavia évente un secret dans cet ouvrage : toute vie humaine est un roman. Si l’on raconte non pas ladite vie (illusion) mais ce que les autres savent, pensent, croient, imaginent à son sujet. En somme, si l’on rassemble peu à peu, posément, les multiples pièces du puzzle éparpillées dans la tête des uns et des autres au sujet d’une personne, on produit un roman. Nul ne peut connaître exactement et totalement la vie d’autrui. Nous compensons donc beaucoup au sujet des autres ; nous complétons de notre chef les pièces manquantes ou qui nous sont inconnues, nous déduisons, nous imaginons sans cesse parce que nous devons satisfaire en nous le besoin de compréhension et de cohérence à propos des autres.
La bonne histoire de Madeleine Démétrius est un titre à la fois exact et un peu trompeur. Exact parce qu’effectivement il s’agit bien d’un personnage qui s’appelle Madeleine Démétrius et d’un roman dont il est le fil conducteur. Mais le titre est aussi un peu trompeur parce qu’il s’agit, dans ce roman et quasiment à égalité, de beaucoup d’autres personnes en dehors de Madeleine Démétrius.
Un noyau de cinq amies d’adolescence en Martinique que la narratrice nomme « le tout indivisible ». L’histoire de chacune d’elles, mais aussi celle des parents respectifs et, plus tard, des conjoints et des enfants nés de ces cinq amies de lycée puisque le roman est écrit par l’une d’elles quelque vingt ans après. Et ce n’est pas tout ! A ces cinq amies se rajoute une autre jeune fille qui était en quelque sorte une amie exclusive de Madeleine – une amie cachée aux quatre autres et dont seule la narratrice connaîtra l’existence bien plus tard (déjà donc une zone d’ombre dans la vie qu’on croyait connaître de l’autre).
Ce commencement de présentation laisse deviner l’ampleur du roman. Une ampleur dissimulée au lecteur, pour le dire ainsi ; une ampleur mine de rien qui vous surprend au beau milieu du roman par son évidence. La chose commence d’ailleurs tout à fait simplement : Madeleine Démétrius, devenue médecin comme ses parents en Martinique, est de passage à Paris en compagnie de son mari et de ses enfants. Elle prend rendez-vous avec la narratrice (dont nous ne saurons jamais le nom) dans un café de la place Saint-Michel et lui fait part nerveusement d’un secret afin que celle-ci en fasse le sujet d’un de ses livres.
« Madeleine ne prononce pas le mot, persistant plutôt à faire exister cet homme avec la plus grande exactitude possible – et pourquoi, sinon pour que je vive la chose comme si j’en avais été le témoin oculaire, pour que j’en devienne la victime collatérale ? Mais le viol commence à s’immiscer en moi, à meurtrir mon esprit et mon corps ».
La narratrice n’est pas emballée par cette espèce de mission d’écriture qui, assure Madeleine, lui rapportera de l’argent. Ce qui s’écrit, ce que nous lisons ne traite donc pas vraiment de l’histoire secrète de deux mineures qui, subjuguées, séchaient les cours pour rendre discrètement visite à un militaire dans son appartement – militaire exhibitionniste, qu’au tout début elles avaient surpris dans sa voiture au bord d’une rue. Elles, c’est-à-dire Madeleine Démétrius et Cynthia, la meilleure amie cachée aux autres meilleures amies. Que lisons-nous, en fait ? Un récit à la fois complexe et limpide, agréablement captivant, paisible aussi du fait du tempérament plutôt accommodant de la narratrice, où sont décrites avec une particulière attention psychologique pas moins d’une douzaine de vies jeunes et moins jeunes. Gaël Octavia tisse les fils de son récit avec une habileté et une simplicité de ton désarmantes. La vie parisienne affectivement paumée de la narratrice et la quête de soi de ses deux filles nées de pères différents s’entrelacent sans s’étouffer ; les souvenirs du « tout indivisible » que constituaient les cinq adolescentes de Martinique se mêlent à ceux de la narratrice sur sa mère, femme qui ne fut jamais heureuse avec les hommes de sa vie. Les nuances de la couleur de peau et leurs effets sournois dans les rapports sociaux rectifient plus tard chez l’adulte ce que l’enfant croyait ou s’imaginait à propos des gens et des situations…
« Si elle avait fini par s’imaginer que j’avais découvert le pot aux roses, c’était à cause de mes choix amoureux, justement. Tous ces Français de France, tous ces Africains.
Qu’y avais-je gagné, d’ailleurs ? – elle ne peut s’empêcher de passer de la culpabilité au reproche ; je dois en déduire qu’elle s’en veut vraiment. Je souris, d’un sourire réellement amusé car entre Betty et moi, la tendresse et l’agressivité sont intimement mêlées. Je lui souffle ma réponse : des ruptures, des abandons, comme elle-même, en somme !
D’accord, rétorque-t-elle, mais parlons de tout ce soin mis à les choisir, mes grands bourgeois, mes aristocrates certifiés.
“Tout ce djendjen pour rater pareil que ta mère !” ».
La fameuse histoire cachée dont Madeleine voudrait que son amie auteure fasse un ouvrage (avant de changer d’avis avec menace de procès pour diffamation à l’appui !) n’est donc pas le sujet du roman que nous lisons. Elle est le prétexte qui invite sur scène les êtres qui peuplent la vie de la narratrice. Gaël Octavia, en quelque sorte, nous dit que ce que chacun de nous imagine, élabore, construit mentalement au sujet des autres est plus racontable, plus romanesque, plus séduisant à lire. Et le prouve indiscutablement. Pas que ce que nous imaginons à propos des autres, mais aussi ce que ces autres, comme tout le monde, dissimulent et que, au hasard, nous découvrons ou apprenons. Ces pièces secrètes ou manquantes que nous n’avons pas devinées ou envisagées et qui surgissent à l’improviste pour ajouter (terriblement ou agréablement, c’est selon nos illusions ou notre perspicacité) à nos récits permanents sur les autres.
Théo Ananissoh
Gaël Octavia, née en 1977 à Fort-de-France, a publié des pièces de théâtre et, dans la Collection Continents Noirs chez Gallimard, son premier roman, La fin de Mame Baby (Prix Wepler 2017, mention spéciale du jury).
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