La beauté du monde La littérature et les arts, Jean Starobinski (2nde critique)
La beauté du monde La littérature et les arts, édition de Martin Rueff, juin 2016, 1344 pages, 30 €
Ecrivain(s): Jean Starobinski Edition: Gallimard
Une centaine d’études, où brille une « exigence de clarté et de partage », composées sur plus de soixante ans et ayant trait aux arts. La littérature, d’abord : Baudelaire, Bonnefoy, Celan, Char, Jaccottet, Jouve, Kafka, Mallarmé, Valéry… Mais aussi les arts de l’œil : Balthus, Füssli, Goya, Michaux, Ostovani, Sima, Van Gogh… Mais aussi les arts de l’oreille : Mahler, Monteverdi, Mozart…
Si ces études se trouvent rassemblées sous le titre La beauté du monde, c’est parce que « la littérature et les arts répondent à la beauté du monde et le critique, premier lecteur, spectateur et auditeur, célèbre la réponse de ceux-là pour chanter celle-ci » (Martin Rueff).
Répondre… Ainsi que le constate Marsile Ficin dans son commentaire sur le Banquet de Platon (V, 2), « le mot grec kallos signifie en latin beauté. La beauté est donc cette grâce elle-même de la vertu, de la figure ou de la voix qui appelle et attire l’âme vers elle – ad se vocat et rapit ».
« Ce qui met Starobinski en mouvement, commente avec justesse Laurent Jenny, c’est le “saisissement élémentaire face à une présence incontestable” – saisissement toujours renouvelé tant chaque proposition artistique manifeste une singularité irréductible à toute autre, nouant de façon inédite une modalité du visible à une attitude de l’être ».
Mais rien de pesant chez Starobinski, dans l’analyse, fine, pertinente, toujours très précise*, qu’il fait des œuvres qui l’ont arrêté, qui l’ont retenu. Qui l’ont capturé (qui l’ont capturé pour lui faire don de sa liberté). Son objectif est invariablement celui qu’il rappelle à la fin de son article Situation de Pierre Jean Jouve : « Cette étude n’est point faite pour aboutir à quelque conclusion générale. Il serait bien assez qu’elle éveillât, chez le lecteur, le désir d’engager le dialogue avec l’œuvre et de suivre le poète dans le chemin qui le ramène “à ses sources” ».
Et pour engager un dialogue avec l’œuvre aimée, quel autre chemin que celui qui relie le cœur aux sens (à chacun d’eux) ? Quel autre moyen que la sensation ? En cela, Starobinski est frère du héros proustien pour qui c’est la sensation – indépendante de la volonté et de l’intellect – qui donne la clé du « livre intérieur » : « Il fallait tâcher d’interpréter les sensations comme les signes d’autant de lois et d’idées, en essayant de penser, c’est-à-dire de faire sortir de la pénombre ce que j’avais senti, de le convertir en un équivalent spirituel. Or, ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que de faire une œuvre d’art ? Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si insaisissable la trace, est un critérium de vérité, et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après » (Le Temps retrouvé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome III, p. 878-880.)
Les textes rassemblés dans la collection Quarto sont « escortés par des intelligences critiques soucieuses de tourner cette œuvre vers un public nouveau » (Michel Jeanneret, Laurent Jenny, Georges Starobinski, Julien Zanetta). En outre, chaque ensemble se voit replacé dans son histoire et une postface (« Pour tout l’amour du monde ») essaie de saisir les grandes options de la critique de Jean Starobinski pour la situer dans le siècle. Pour la première fois, le lecteur découvrira aussi un essai biographique accompagné de documents iconographiques susceptibles d’éclairer « L’œuvre d’une vie ». Il est ainsi permis de comprendre à quel point est saillant cet autoportrait en creux qu’a dressé Starobinski dans « Leo Spitzer et la lecture stylistique (1964-1969) », à savoir dans le deuxième tome de L’œil vivant (La Relation critique) : « Un parcours inachevable, à travers une série indéfinie de circuits, appelant le regard critique dans une histoire qui est à la fois la sienne propre et celle de son objet : c’est là sans doute l’image de cette activité sans terme où s’engage la volonté de comprendre. […] Comprendre, c’est reconnaître que toutes les significations demeurent en suspens tant que l’on n’a pas achevé de se comprendre soi-même ».
Matthieu Gosztola
* Ainsi par exemple lorsqu’il rappelle les différents sens qu’a empruntés un mot, au fil des siècles : « […] sans doute importe-t-il de rappeler que le mot monde a pris, depuis deux siècles, surtout en poésie, une valeur qu’il n’avait pas auparavant. Dans ses acceptions anciennes, il signifiait d’abord l’ensemble des choses créées régies par l’ordre naturel ; ensuite, dans l’acception religieuse, l’ici-bas dans son opposition à “l’autre monde” ; enfin, de façon plus libre, un large espace terrestre, un continent, “nouveau”, ou “ancien” ».
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