L’Iris sauvage (The Wild Iris), Louise Glück (par Jacques Desrosiers)
L’Iris sauvage (The Wild Iris), Louise Glück, Gallimard Coll. Du monde entier, mars 2021, édition bilingue, trad. anglais (USA) Marie Olivier, 160 pages, 17 €
Edition: Gallimard
En lisant L’Iris sauvage, on remarque vite que les mots qui se rapportent au je qui est présent dans presque tous les poèmes sont accordés parfois au féminin, parfois au masculin. C’est que l’identité de la voix qui s’exprime à la première personne varie au fil des pages. Dans les extraits suivants :
je me souviens
m’être allongée dans un champ
je suis prêt désormais
à vous imposer la clarté.
Je me suis réveillé ignorant dans une forêt
parlent successivement la poète, un être suprême, un trillium. En fait, les deux tiers des cinquante-quatre poèmes du recueil sont des prosopopées. Il arrive que les plantes et les fleurs, comme ici les trèfles, parlent au nous :
Tu devrais savoir
que lorsque tu te pavanes parmi nous
j’entends deux voix parler,
d’un côté ton esprit, de l’autre
l’agissement de tes mains.
La voix n’est pas toujours facile à identifier et peut varier à l’intérieur d’un poème. Forcément, le tu auquel s’adressent ces je change lui aussi : il est tour à tour la poète, une fleur ou le dieu interpellés par l’un des deux autres, parfois la poète qui soliloque, un vague interlocuteur, peut-être soi-même en train de la lire. Cet emploi exclusif des première et deuxième personnes – le dialogue constant, le fait que partout une entité s’adresse à une autre – augmente l’anxiété qui se dégage du recueil, déjà accentuée par les ruptures en fin de vers, et crée un lien très fort avec le lecteur.
La poète observe la vie circulaire des fleurs qui naissent et meurent du printemps à l’automne, jalouse leurs résurrections, demande des comptes sur le sens de la vie humaine, les fleurs se lamentent, parfois se moquent, le Créateur tente d’expliquer. C’est un recueil austère, tendu dans un élan spirituel douloureux malgré les pointes d’humour : la poète désespère de ses plants de tomates, s’avoue craintive comme « une vieille femme qui porte des pulls en été », ou s’amuse à une allitération intraduisible quand la scilla reproche aux humains your silly lives. Il y a des accents de tendresse, de l’émerveillement :
Comme le monde est luxuriant,
comme il regorge de choses qui ne m’appartiennent pas –
mais jamais de joie pure. Entre elle, le jardin et Dieu, c’est la confrontation.
Que Glück croie ou non à ce Créateur n’a aucune importance. Elle a fait planer au-dessus de son jardin une figure omnisciente dont les malheureuses créatures humaines et végétales, qui n’ont pas de secret pour Elle, attendent un signe à la manière de Godot. Ce n’est pas un hochet qu’elle a mis là pour se divertir, comme le montrent certains puissants passages :
Je me souviens de petites choses
… Pas de tout, mais suffisamment
pour savoir que tu existes : qui d’autre aurait une raison de provoquer
la discorde entre un frère et une sœur, sinon celui
qui en tira profit, vers lequel on se tourna dans la solitude ?
ou, empruntant un peu de sa gravité à la poésie japonaise :
Avec quel mépris nous incites-tu
à croire que seule la perte peut graver
ton pouvoir en nous,
les premières pluies de l’automne secouant les lys blancs –
Les servitudes grammaticales du français n’ont pas facilité la traduction. Glück s’est déjà réjouie en entrevue que le pronom « I » ne soit pas genré en anglais : « It’s very curious the way an I works, because it’s not gendered. English is wonderful in the genderlessness of some of the things that can be done on the page ». Les lecteurs anglais sont libres en effet d’identifier comme bon leur semble les « I » de L’Iris sauvage (après tout, ce n’est pas un recueil de jeux de devinettes) ; quand la voix est ambigüe ils peuvent s’en accommoder ou continuer d’entendre la poète. On le sent bien quand on lit l’édition américaine, sans s’exposer à la tentation de consulter le français en regard.
En français, le je – à cause de tous les mots dont l’accord dépend de lui – se promène en quelque sorte avec un drapeau en l’air et guide le lecteur. On n’a pas le choix, il faut accorder. L’Être suprême parle au masculin, comme dans les vers que j’ai cités au début, et c’est normal puisque la poète l’appelle « Père ». Le féminin s’impose quand Glück évoque son mari John ou son fils Noah (leurs vrais noms dans sa vie) : « Je plaide / différemment [de Noah] – être dépressive, certes, mais en un sens, attachée / avec passion au tronc vivant », et là encore tout va bien.
Ce qui n’est pas normal, ou étonne en tout cas, est qu’à quelques endroits la traductrice, Marie Olivier, ait choisi de nous faire entendre un être humain type à la place de la poète. Dans un poème de la série des « Vêpres » et « Matines », où la poète implore le ciel, le je est soudain traité au masculin (p.75). C’est pourtant la même personne qui s’adresse toujours au même dieu. Les premiers vers – qui rappellent un Voyage d’hiver, mais au cœur de l’été – ne peuvent sortir que de sa bouche :
Quelle importance mon cœur a-t-il pour toi,
que tu te sentes obligé de le briser encore et encore
et quelques vers plus loin la voilà devenue quelqu’un d’indéterminé :
ton projet de me rendre
à nouveau et pour toujours sain, comme je le fus,
sain et dans l’erreur de mon enfance,
ou bien encore achevé sous le poids léger
du cœur de ma mère
Où est passée la poète qui seule a pu filer cette métaphore filiale ? Où est-elle passée lorsque les marguerites la défient : « Plus tu restes au bord [de la prairie], / plus tu sembles angoissé » ? Et on finit par percevoir instinctivement la présence de cette espèce de représentant anonyme de l’humanité dans d’autres poèmes où la protagoniste n’est pas nommée.
Marie Olivier s’est visiblement débattue avec la difficulté. Dans la revue Po&sie en 2014, elle avait traduit ainsi quelques vers du recueil : « Je suis / fautif, fautif, je t’ai demandé / d’être humain » (« I am / at fault, at fault, I asked you / to be human »). Sa nouvelle version chez Gallimard est plus prudente, mais n’ose pas le féminin : « C’est / ma faute, ma faute, je t’ai demandé / un comportement humain » (p.49). Pourquoi ?
Elle répond, un peu par la bande, dans sa préface au recueil. Sans parler de grammaire, elle explique que, dans son œuvre, Glück rend compte de « l’expérience humaine », celle d’un moi « universel », « dénué de sexe et de tout genre », que « la voix qui habite son œuvre est généralement indéfinie ».
L’affirmation est beaucoup trop générale dans le cas de L’Iris sauvage :
– la voix dans les Vêpres et Matines est genrée et nettement définie (c’est la poète soit isolée, soit comme épouse ou mère)
– c’est la même femme qui parle dans d’autres poèmes, dont Ciel et Terre (« Comment puis-je laisser mon mari / planté là, dans le jardin, / à rêver ce genre de choses »)
– c’est à elle que s’adressent parfois expressément les fleurs, comme l’échelle de Jacob (« Pardonnez-moi, madame ») et le lys d’argent :
Et toi, qui as été avec un homme –
Après les premiers pleurs,
la joie, comme la peur, n’est-elle pas silencieuse ?
Pourquoi certaines fleurs dialoguent-elles avec elle, d’autres avec ce représentant abstrait de l’humanité ? Pourquoi l’Être suprême réplique-t-il à ce dernier quand c’est elle qui l’a interpellé ? Pourquoi son je ou son tu cède-t-il sa place ?
L’apparition de cet être désincarné a pour effet d’éloigner la poète du lecteur. Or la communion avec le lecteur est sacrée pour Glück. Dans son discours de réception du Prix Nobel, elle a expliqué qu’elle relit en vieillissant les poètes qui lui ont confié le rôle majeur d’être à leur écoute (« as the elected listener »). On ne sent pas la texture des choses vivantes dans L’Iris sauvage, mais les yeux qui les observent appartiennent à une personne en chair et en os, ce sont ses tourments et dialogues intérieurs dont elle nous fait témoins, c’est elle qui, au risque de faire vaciller son identité, ventriloque Dieu et les fleurs. En anglais on l’accompagne partout, alors qu’en français – à ces endroits-là et ailleurs par implication – elle est comme mise en retrait.
(La traductrice a peut-être raison d’affirmer que le féminin » n’est pas en jeu dans l’ensemble de son œuvre, ni le féminisme qui de fait semble absent de L’Iris sauvage. Mais si le propos de Glück est de rendre compte de « l’expérience humaine », je ne vois pas pourquoi le féminin n’aurait pu s’occuper de cette tâche partout où le I ou le you désigne clairement la poète, en la laissant parler elle-même au nom de tous les humains. En l’absence de référence explicite à la poète, Marie Olivier préfère passer au masculin. Elle a une réaction semblable quand elle rend human cry par « cri de l’homme » ; c’est une autre histoire bien sûr, mais dans ce recueil, Glück emploie toujours man en tandem avec woman, ou pour désigner son compagnon. Quelque chose de l’anglais ne passe pas en français).
Même effet d’éloignement quand apparaît un mot rare comme stase pour rendre stillness (« your lives are the bird’s flight / which begins and ends in stillness » : « votre vie est semblable au vol de l’oiseau / qui commence et s’achève dans la stase ») ou sinistres freux qui semble forcé par rapport au simple dark birds. La grande habileté de Glück à se servir de la langue ordinaire pour s’élever loin au-dessus de la vie ordinaire fait que, peu importe qui parle, tout coule dans un anglais courant, non pas la langue quotidienne (il y a trop de paraboles, en plus des termes de botanique), mais le ton, le vocabulaire, le rythme et la syntaxe, tous proches de la prose, n’ont jamais rien de recherché, les diverses entités parlent, naturellement si on peut dire, dans la langue poétique d’une conversation intime et sérieuse.
Ces écarts n’ont rien de bloquant, et ne déteignent pas sur l’ensemble du recueil, tellement sont nombreux en français les vers poignants qu’on a la réaction de retenir, que la poète assène des vérités dans une parabole comme « Vent faible » :
Vos âmes devraient être immenses désormais
pas ces
petites choses parlantes –
Je vous ai donné tous les dons,
le bleu des matins de printemps,
du temps que vous n’avez pas su utiliser –
vous vouliez plus
ou fasse parler Dieu observant un jeune couple :
même au début de l’amour,
sa main quittant son visage trace
l’image d’un départ
et ils se croient
libres de négliger
cette tristesse
ou encore qu’elle prête cette merveilleuse réflexion au lamium :
Les objets vivants ne requièrent
pas tous la même lumière. Certains d’entre nous
fabriquons notre propre lumière : une feuille d’argent
semblable à un chemin interdit, un lac
peu profond aux reflets d’argent dans les ténèbres sous les vieux érables.
L’Iris sauvage a été écrit il y a trente ans. Dans un recueil d’il y a quelques années, Nuit de foi et de vertu, à nouveau le je de Glück change de peau d’un poème à l’autre, se fait homme puis femme. Cette alternance de la voix, cette mobilité du moi est un trait fort de son style. Ce n’est pas un moi pleurnichard en quête d’apitoiement (il n’y a pas l’ombre d’une confession dans ce recueil, sinon peut-être le très beau souvenir évoqué dans « Presque Isle » ; la critique Helen Vendler a noté que l’œuvre de Glück a évité la confession tout en restant profondément « personnelle » – raison de plus à mes yeux pour n’effacer sa présence nulle part). Ce n’est pas non plus, à l’autre extrême, un je éclaté qui aurait perdu tous ses repères ; au contraire quand la poète impuissante accepte son sort, s’apostrophant de l’extérieur, elle reste lucide, solide et fragile à la fois. Mais c’est un je qui rend son identité trouble, en s’incarnant dans des entités extérieures à elle et marquées chacune à leur façon du « stigmate de l’isolement ». Il se dégage du recueil un sentiment extrême de dénuement et de solitude en même temps que d’attachement au monde. On pourrait dire que Glück est une souveraine de la solitude, mais qui a renoncé au petit confort d’un moi fermé sur lui-même. Il n’est pas étonnant qu’elle n’ait jamais oublié depuis son adolescence – comme elle l’a confié dans son discours du Nobel – ces vers d’Emily Dickinson :
I’m nobody ! Who are you ?
Are you nobody, too ?
Then there’s a pair of us – don’t tell !
They’d banish us, you know
Jacques Desrosiers
La poète américaine Louise Glück, née sur la côte-Est d’une famille juive hongroise, publie depuis les années soixante. Elle a reçu le Prix Nobel de Littérature en 2020. Son recueil le plus célèbre est L’Iris sauvage, l’une de ses rares œuvres à avoir été traduite en français.
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