L’Indésirable, Louis Guilloux (par Charles Duttine)
L’Indésirable, février 2019, 192 pages, 18 €
Ecrivain(s): Louis Guilloux Edition: Gallimard
La publication opportune d’un inédit de Louis Guilloux.
L’exhumation d’un inédit nous pousse immanquablement à nous interroger sur sa valeur. Va-t-on découvrir un chef d’œuvre inconnu, ou bien un texte oublié au fond d’un tiroir, finalement un ouvrage mineur un peu décevant ? On pourrait se le demander avec la publication de L’Indésirable de Louis Guilloux (1899-1980) par Olivier Macaux dans la Collection Blanche de Gallimard. Il s’agit du premier projet romanesque de Louis Guilloux, l’auteur a alors vingt-quatre ans. Refusé par les éditions Rieder et critiqué, entre autres, par Georges Duhamel qui déconseilla de publier le manuscrit en l’état, l’ouvrage a été délaissé par Guilloux lui-même. Le texte attendait son heure dans les archives de la bibliothèque municipale de Saint-Brieuc, ville natale de Louis Guilloux. Sans avoir l’épaisseur du chef-d’œuvre de Guilloux, Le Sang noir, L’Indésirable contient en germe tout ce que l’auteur développera par la suite et mérite beaucoup plus qu’une attention polie ; il provoque un réel émerveillement.
L’intrigue est la suivante : l’action se déroule pendant la Grande Guerre, dans une ville imaginaire de province, Belzec. Dans cette ville de l’arrière, un camp de concentration a été installé pour y parquer des « indésirables », étrangers ou réfugiés d’Alsace-Lorraine fuyant les zones de combat. Nous suivons M. Lanzer, un professeur d’allemand qui sert d’interprète. Il s’occupera notamment d’une Alsacienne âgée. Alors qu’elle tombe malade, obéissant à la compassion, il l’héberge en ville. Au décès de cette femme, Lanzer reçoit en héritage les modestes biens dont elle disposait… quelques bijoux. C’est alors que va se déclencher, dans cette bonne ville de Belzec, une rumeur calomnieuse dirigée par Badoiseau, l’un de ses collègues enivrés d’ambition. Lanzer est accusé d’avoir empoché de l’argent « boche ». Il se retrouve proscrit, lui et sa famille. Personne ne le salue plus, ses collègues s’éloignent, toute la ville le regarde d’un mauvais œil. Cette haine progressive paraît suivre une logique implacable. Seul un jeune sous-lieutenant, en convalescence après une grave blessure, assure Lanzer et sa famille de sa fidélité. Lui aussi finira par être considéré comme un « indésirable ».
Tout le mérite du livre de Louis Guilloux est de décrire cette coalition des médiocres ainsi que le déchaînement des pulsions les plus serviles. Thanatos y est à l’œuvre. Le monde des notables dévoile toute sa petitesse, sa lâcheté et sa férocité derrière une façade de bons sentiments, celle de la morale et du patriotisme. C’est un univers sombre que l’on découvre. On pense à Balzac ou encore à Mauriac qui ont su si bien évoquer ces atmosphères provinciales étouffantes.
Avec un travail éditorial rigoureux (une postface documentée d’Olivier Macaux et en annexe, de longues variantes que Louis Guilloux avait finalement écartées), une telle publication reste bienvenue. D’une manière latente, certains thèmes du roman ultérieur de Louis Guilloux, Le Sang Noir, sont présents (il sera publié douze ans plus tard) comme la confrontation dans le milieu enseignant, la figure de Cripure, ce professeur mal-aimé et l’atmosphère provinciale délétère. L’ouvrage reflète également les préoccupations de Louis Guilloux. Il fut scandalisé par la situation des réfugiés espagnols après la guerre civile et il effectua plus tard, en 1961 et 1962, des missions pour le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR).
Et, finalement un tel livre demeure d’actualité, les exilés d’hier rejoignant les migrants d’aujourd’hui dans ce qui fut et est une tragédie humaine. Au début du roman, voici de quelle manière la foule, dans ce qu’elle peut avoir de plus terrible, « accueille » ceux qui se voient ballottés par la tourmente de l’Histoire :
« Et à peine les indésirables apparurent-ils que des huées les saluèrent. On leur en voulait à ces hommes et à ces femmes d’être encore vivants malgré leur misère et leur souffrance. On leur en voulait bien davantage encore de les savoir à l’abri de la mort. Et le désir de cette foule eût été de se venger sur cette proie facile et sans défense des maux que lui infligeait la guerre. C’étaient eux les responsables. Les véritables auteurs de la gigantesque tuerie, c’étaient ces pauvres êtres chancelants et plus morts que vifs. Belzec se souvenait aussi d’avoir vu défiler dans ses rues, il n’y avait pas longtemps, d’autres convois assez semblables à celui-ci, à cette différence près qu’ils étaient formés de réfugiés venus des départements du Nord ».
Charles Duttine
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