L'homme des haies, Jean-Loup Trassard
L’Homme des haies, mars 2012, 256 p. 17,90 €
Ecrivain(s): Jean-Loup Trassard Edition: GallimardQuand on est un peu âgé – 75 ans – les souvenirs arrivent dans le désordre, mais ça n’a aucune importance. Mis bout à bout, dans un long monologue, une confession, ils composent une histoire : celle de Vincent, L’Homme des haies, un paysan du bocage mayennais. Il est maintenant plus contemplatif qu’actif : il fait ce dont il est encore capable, ce qu’il aime, et ce que son fils, qui a repris l’exploitation, lui laisse faire… Au début c’est un peu bizarre, cette langue, ce style, et les sujets abordés – les pommes, les betteraves, les juments, la moisson, le puits, les haies… – sont à mille lieux de ce qui s’écrit (trop) couramment. On se dit qu’on peut toujours en lire un peu plus, qu’on va bientôt arrêter car tout se ressemble, que ces histoires passées ne nous apprendront rien. Et puis on arrive tranquillement à la fin du livre, porté par une belle musique, ample, par une langue incroyable, et par des histoires simples et universelles racontées par Vincent.
Vincent est un homme bon. Dans un monde rempli de silences et de non-dits, il parle à Suzanne, sa femme, à sa manière, mais il parle.
« Ma bonne femme n’était pas bavarde non plus, mais petit à petit, à mesure qu’on se connaissait mieux, on se causait, comme je dirais bien, par figure, les yeux, le regard, la bouche, une fronce ou une manière de rire. Les autres n’y voyaient rien, nous on se comprenait ».
Vincent n’aime pas les problèmes, il est conciliant. « J’avais bien vu qu’on allait se buter là-dessus si on ne faisait pas à son idée. Ça ne valait pas le coup de se fâcher ». Vincent aime les plaisirs simples et ce que donne la terre. « Dehors, quand il ne fait pas trop bon, une patate chaude c’est réconfortant et puis on la goûte vraiment, elle me cause de la terre où elle est née ».Vincent est sensible. Comme pour d’autres sentiments ou émotions ça ne se voit pas beaucoup, mais ça se sent. Comme à l’occasion de la mort de la jument. Qui peut comprendre que pendant des mois Vincent n’est plus rentré dans l’écurie ? « Suzanne, elle, aurait pu comprendre, mais elle n’était plus là, non ». Car oui, Vincent a eu sa part de malheur : « Je n’aurais jamais cru qu’elle nous laisserait si tôt ». La mort de Suzanne… « Des fois je compte les années, je n’en reviens pas. Parce que, au-dedans, je continue à discuter avec elle ». Aujourd’hui Vincent est un solitaire. Il ne fait plus partie de la vie active de l’exploitation. Il est oublié. Son fils, le « il » ou le « lui » de ce récit – on ne se parle vraiment pas beaucoup –, et sa belle-fille Martine, lui laissent une petite marge de manœuvre. Suffisante.
Dans ce récit on apprendra ou on se souviendra de la vie à la campagne il n’y a pas si longtemps ; comment fonctionnait l’alambic, comment se passait la moisson, comment on construisait une échelle, comment on allait chercher l’eau au puits, comment on tuait le cochon, « le jour de tueu l’pourcia ». Comment on dormait dans les chambres glaciales, comme on tuait les chats en trop, comment et pourquoi les chiens jappaient, comment on s’occupait des animaux, quelles relations on avait avec le voisinage… Et comment tout ça disparut dans le monde moderne, mécanisé, déshumanisé. « Plus de bourreliers parce que les chevaux sont partis, mais pourquoi qu’il n’y a plus de cordonnier puisque le monde porte encore des souliers ? »
La passion de Vincent c’est le « barbeyage », autrement dit l’entretien des haies, avec la serpe, la faucille et la fourchette, pour permettre le passage des hommes et des machines, mais aussi pour bien d’autres raisons. Pour la beauté des lieux, leur poésie. Plus prosaïquement : parce qu’on ne peut« rester à rien faire au milieu de tout le monde qui travaille ». Mais les haies disparaissent, comme le monde de Vincent, dans lequel « c’est pas de courir, mais d’aller régulièrement ». Le blé fait maintenant du mauvais pain. « Je suis retiré du temps ». Sans regrets ni rancune. Un jour « ils foutront mes sabots dans le feu, et voilà ».
Pour celles et ceux qui sont allés chercher l’eau au puits, qui ont connu la moisson avec un cheval (le cheval de mon parrain s’appelait Robic), c’est un coup de nostalgie assuré. Mais pas un coup de blues. Car il n’y a rien de larmoyant dans ce récit. Au contraire : si les gens se parlaient peu, certains s’aimaient, ou avaient de la tendresse, ou de l’amitié. Et ça s’entend, ça se voit, ça se lit. Par ailleurs, le travail de la terre et l’entretien des bêtes étaient des « valeurs ». Enfin, il n’y a aucune intention de prouver que la vie à cette époque était sans doute terriblement difficile. La vie était. Tout simplement. Elle était simple. Comme ceci : « J’ai pris la place dès que le père chez nous s’est mort, ma mère me dit : ça va t’i aller ? Moi je réponds : T’inquiète donc pas. Et de vrai, je coupe le blé comme mon père faisait ».
Signalons pour terminer que l’auteur utilise une langue au plus près de la terre et des mots simples comme ce qu’il y avait d’essentiel à dire, et ces réflexions, ces souvenirs, ces moments d’une vie sonnent formidablement bien. Un peu comme s’ils avaient été écrits par un Montaigne mayennais du début du XXe siècle.
Les premières lignes :
« Des fois il vend une bête, je demande combien il a donné, le gars Cormier, il dit : moins que j’aurais voulu, ou bien : C’est pas trop mal. Jamais de prix. C’est pas tant ce qu’il touche, mais de savoir si je me trompe. J’ai bien une idée des bêtes, j’ai fait mon commerce assez longtemps, mais de l’heure qu’il est ça monte, ça descend ».
Lionel Bedin
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