L’été des noyés, John Burnside
L’été des noyés, trad. anglais (Écosse) Catherine Richard, 326 pages, 12 €
Ecrivain(s): John Burnside Edition: Métailié
L’été des noyés démarre comme un thriller, dans une atmosphère déjà très particulière, puisque se déroulant à Kvaløya, une île tout au nord de la Norvège, dans le cercle arctique dont l’été est propice aux insomnies et aux hallucinations, avec son jour quasi permanent – le fameux soleil de minuit. Très vite cependant, l’auteur nous fait basculer nous-mêmes dans un sorte de torpeur, entre rêve et cauchemar. Nous tombons dans la tête de Liv, la narratrice, un peu comme Alice tombe dans le trou en suivant le lapin blanc. Ici le lapin blanc, c’est le lieu lui-même. Cette île coupée du monde, ce nulle part. C’est là que Liv, jeune fille de 18 ans, vit en permanence avec sa mère, Angelika Rossdal, peintre célèbre qui a choisi, pour travailler, une vie de recluse dans cette grande maison de bois peinte en gris, au cœur de laquelle son atelier fait figure de sanctuaire. Ce qui ne l’empêche pas de recevoir des journalistes ou un groupe d’admirateurs locaux, les prétendants, comme les appelle Liv, pour un thé chaque samedi. Liv qui vient de terminer sa scolarité ne semble pas souffrir de cette vie isolée et n’a pas de projets. Elle ne connaît pas son père et elle a un seul ami, un vieil homme qui ne vit pas très loin et qui la nourrit d’histoires et de légendes liées à ces lieux, eux-mêmes déjà assez irréels.
Il lui parle notamment de la huldra, une créature en réalité plutôt affreuse, apparaissant sous la forme d’une très belle jeune femme vêtue de rouge, qui entraîne les jeunes gens sur des chemins mortels. Aussi, quand les premiers noyés sèment le trouble dans la minuscule communauté de l’île, Kyrre, le vieil ami de Liv, y voit plus qu’un drame inexpliqué. Et puis il y a Maia, cette fille bizarre, paumée, qui semble liée aux noyades et qui commence à hanter de façon malsaine l’esprit de Liv. Surtout depuis que celle-ci semble avoir noué une relation intime avec Martin Crosbie, un de ces estivants qui louent chaque année la petite hytte – une cabane, en bord de grève, du vieux Kyrre, pour goûter à l’expérience d’un été arctique loin de tout. Sauf que Martin Crosbie n’est pas un vacancier comme les autres, semble-t-il.
La particularité de ce roman, outre le sujet et le lieu où il prend place, c’est que l’auteur nous plonge vraiment dans la tête de Liv et que c’est plutôt tortueux là-dedans. La jeune fille tend à ressasser mentalement d’innombrables questionnements, avec une acuité hypertrophiée de sensations entrecoupées d’espaces qui semblent aussi vides que les prairies qui s’étendent à perte de vue, après le jardin et le bois de bouleaux qui entourent la maison. Espaces dans lesquels elle-même bascule, visions et sensations se confondent et une sourde angoisse peut se transformer à tout moment en accès de panique.
Il ne faudrait pas trop en révéler, car ce roman est une expérience qu’il faut tenter soi-même. Il se peut qu’on la trouve désagréable ou qu’au contraire on se sente aspiré avec l’impossibilité de s’en arracher. Poétique, halluciné, dérangeant, étouffant même, ce roman est comme un champignon vénéneux que l’on aurait gobé par mégarde.
Y’a-t-il vraiment quelque chose de surnaturel dans les disparitions qui s’enchaînent ? Serait-ce « la trouée dans l’étoffe du monde par laquelle ceux qui condamnent les vieilles légendes, ne peuvent éviter de disparaître », qu’ils y croient ou pas ? Ou est-ce que nous sommes entraînés par l’imagination exacerbée d’une jeune fille trop solitaire, agitée par le souffle de Bieggaålmaj, l’ancien dieu du vent sami ?
« Car ce vent, cet esprit avait une mémoire éternelle, qui dépassait le lieu, le temps et les saisons ».
La narratrice n’a jamais quitté cette grande maison perdue, c’est de là qu’elle raconte l’histoire de cet été si particulier, l’été des noyés, qui a probablement déterminé le reste de sa vie. Liv est comme habitée d’une nostalgie d’un monde très ancien, plus ancien que les humains, et les légendes seraient « les chemins, sinueux et accidentés, vers cette époque et d’une certaine manière, jonchant ça et là la trame de l’histoire, les souvenirs d’un lieu que nous n’avons jamais vu ».
« C’est l’idée d’un inimaginable Avant ». Quand le monde était seulement peuplé d’arbres, de bêtes et d’esprits. Aussi la narratrice, si elle évite de parler de ces choses aux vivants, s’est-elle habituée au fait que dans sa maison il y ait « des ombres dans les plis de toutes les couvertures, des frémissements imperceptibles dans le moindre verre d’eau ou bol de crème posé sur une table – et, certains jours, de minuscules, presque infimes poches d’apocalypse dans l’étoffe de ce monde, prêtes à crever » et à la surprendre où qu’elle soit.
Cathy Garcia
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